a dit sa prof de lettres à mon fils*... Me voilà bien embarrassée.
Pourtant, je ne pouvais pas mieux je crois à la fois résumer, introduire, présenter l'histoire et le ton des Adolescents troglodytes qu'avec ces tracés. Lignes de routes et de cours d'eau sans nom, un itinéraire mi-imaginaire, mi-réel, calqué sur une carte puis déformé, une errance en altitude (quelques chiffres épars pour la désigner), un bout de Loire (non étiqueté comme tel), et, comme une orbite, un trou, une pupille pas bien ronde**, un ventre, le lac, mon lac, ma pause, par où commence et finit le livre.
*("écrire, publier, lire" est au programme de la seconde)
** Cécile a une pupille comme ça, déformée, très belle : la pupille déborde sur l'iris, ça fait une tache.
J’aimais Joë à cause de tout cet oubli factice qu’il me donnait. L’oubli est un signe de la mémoire. Un signe de loin, à peine perceptible, comme cette ombre sur mes yeux, pleine et douce. Cette ombre soulageait mes paupières, les fermait un peu, et j’imaginais n’importe quoi, lorsqu’il se penchait vers moi, lorsqu’elle se penchait sur moi, vaste, lisse, impénétrable.
Les nuits, même longues et chaudes, entrouvertes sur nous en été, même soulignées d’étoiles en désordre (ces étoiles ramassées autour d’une lune arrogante, ronde et toute tendue), les nuits, même sans aucune faute, belles comme des promesses tenues, et qu’un silence plus solide que le vent du sud peaufine encore, les nuits, aussi souples et naïves que la sueur déposée sur nos peaux, les nuits, même toutes les nuits ne pouvaient pas me couvrir d’une telle ombre. Cette ombre épaisse et mince portait tout un tas de lumières ciselées dans son cuir translucide. Elle était insondable et légère. Elle était si sûre d’elle que tout, tout autour d’elle, s’éclipsait, s’y confondait. Il n’y avait dès lors pas plus d’étoiles que de lune, mais juste ces grains de beauté plus noirs encore, et ces taches de nuit totale, qui me permettaient de fermer les yeux.
Je m’approchais de Joë, et mon regard s’épuisait. Je n’y voyais plus rien, ou si peu : les points noirs s’effaçaient les uns après les autres, les plis sur sa peau étaient toutes les étoiles retournées. J’entendais près de lui les lueurs disparaître, et si je posais mon visage tout contre son dos, l’ombre me promettait des bruits que j’aime, les ailes des chouettes soucieuses, les souffles nocturnes les plus discrets.
Mes yeux se fermaient et j’écoutais plus près encore. Ses poumons peinaient, il respirait au même rythme que se plient les ailes des chouettes, le bruit cinglait la nuit si lentement, si vite, que l’animal traqué était surpris, pris dans cet ensemble de plumes érectiles, plus chaudes encore que la nuit d’été sans lune dont elles froissaient l’espace, plus fluides que le souffle chaud sur lequel elles prenaient appui. Je me souviens de son dos tacheté, et de mes mains posées sur cette nuit aux bruits si réservés.
Je ne pouvais plus bouger.
Pour être chez moi, récit, édition du Rouergue, mars 2002
Cette mariée qui tourne le dos à son mariage, c'est Mallaury.
Elle a été la prof de français de mon fils aîné en sixième et troisième et à cette "occasion" nous sommes devenues amies.
Elle m'a lue et aidée pour mon troisième texte, Le Tiroir à cheveux (voir cet échange de mail).
Le texte fini, il est refusé par mes deux éditeurs précédents.
Découragée, j'imprime le texte en plusieurs exemplaires pour recommencer mes envois postaux.
Mallaury me demande : à qui tu envoies ? Tu envoies à P.O.L. ? Je la regarde en souriant. Qu'elle est naïve, ma Lorie, c'est pas l'éditeur de Novarina and co qui va me publier un texte déjà refusé par mes éditeurs. Non, ma naïve, j'envoie pas à P.O.L., j'envoie qu'à des petits éditeurs. Mais pourquoi, t'as vu ce qu'ils publient chez P.O.L. ? Mallaury, arrête, j'ai envoyé à P.O.L. l'ancêtre de mon premier texte, et j'ai eu ma lettre type de refus et... Mais, etc.
OK, ok, j'envoie à P.O.L., j'aurais une deuxième lettre type, si ça peut te faire plaisir, mais c'est des timbres pour rien.
Les "petits" éditeurs m'ont tous refusée, sauf Joca Séria. Beaucoup ne m'ont jamais répondu.
Paul Otchakovski-Laurens m'a appelée quelques jours après cette "dispute" avec ma Lorie.
Quand il a accepté mon quatrième texte il m'a dit : "je suis fier d'être le premier éditeur à vous publier deux fois de suite".
et puis je me dis
c'est dur de s'installer dans son propre dos, j'ai un dos tout le monde a un dos mais c'est dur de s'adosser dedans...
on a toujours l'impression de ne pas avoir la colonne au centre mais dans le dos...
mais ces dos-là c'est un petit repli sur moi-même et dans le creux du cadre... de mon dos je suis une autre et le peindre c'est peut-être faire voir ça ... vues extérieures sur moi-même... je suis un peu mon propre objet dos dans ces images.. peintes.
le premier montre quelque chose d'intérieur
le deuxième est caressé par une lumière.. il fait un "heu"... le dos rond comme un timide repli dont on ne voit que la voûte. C'est comme si je me cachais pour peindre, et dans cette cachotterie je montre ma face la plus vulnérable...
peintures et texte de
L’écrivain, l’enfant et le loup dans le Vercors
Fin 1998. Nous venons de nous installer sur le Vercors Sud.
Dans l’école de mon fils, il y a un projet très intéressant, l’atelier Théâtre. Il a sept ans, il adore écrire, créer, inventer des histoires. Le projet se déroule en partenariat avec une association de la ville d’en bas. Un auteur de théâtre (il se présente comme un écrivain) « monte » avec des « stagiaires » animer les ateliers. Cela débouche sur l’écriture d’une pièce de théâtre et une représentation de cette pièce en fin d’année, jouée par les auteurs, c’est-à-dire les enfants.
Nous sommes emballés. Certains parents cependant nous mettent en garde : oui c’est bien, mais l’écrivain transforme les textes, il met des mots de grands, les gamins ne s’y retrouvent plus.
En fait de mots de grands, je comprendrais plus tard qu’il met ses mots à lui, ses mots d’écrivain, transformant tout au long des ateliers, et surtout dans la phase finale d’écriture, les histoires des gamins, pour les rendre plus littéraires, plus « abouties ».
Dans le même temps, le loup fait son apparition dans le Vercors. La polémique enfle. On accuse les écolos de l’avoir introduit (une affaire plus ancienne d’élevage de loups au milieu de chiens de traîneau reste dans les mémoires). Un graffiti à caractère raciste est visible depuis fin novembre sur le muret montagne qui borde la principale route qui conduit au Vercors Sud, la fameuse route des Goulets. Il est écrit en grosses lettres « Arabes, pd, juifs, communistes, écolos, loups, ours : dehors ».
À l’arrière des voitures, on affiche ses convictions : « oui au tunnel » ou « bienvenue au loup » (les écolos sont contre le tunnel) ou encore des images de brebis égorgées « voilà ce que fait le loup » etc.
Nous venons d’un autre milieu, nous connaissons mal la situation, mais je comprends combien cette affaire de loup exacerbe les tensions propres à cette région, entre agriculteurs, néo-ruraux, écologistes, chasseurs, touristes, commerçants, etc.
L’écrivain arrive avec son projet au même moment, alors les enfants veulent mettre en scène l’histoire du loup. L’écrivain trouve cette histoire intéressante.
Nous, les parents, nous pensons que l’expression théâtrale est un lieu idéal pour laisser cette histoire s’écrire. Cette histoire relève de la culture de cette région, elle appartient aux gosses d’ici, si cet écrivain les aide à mettre des mots, des images, des paroles, des gestes, sur cette « affaire », l’atelier sera réussi.
Seulement voilà, l’écrivain n’a pas la même culture. Ce n’est pas gênant en soi, les cultures qui se mélangent se nourrissent les unes les autres. Mais l’écrivain est écrivain, il pense qu’il a pour mission d’apporter La Culture (Sa Culture, Son Ecriture) aux enfants qui n’en ont pas…
Il reprend l’embryon de scénario élaboré avec les enfants (un gamin parti aux champignons est enlevé par des loups) et fait remarquer aux enfants qu’il y a le personnage du gamin (enlevé par les loups), le personnage de sa mère (qui le cherche) mais où est le père ?
Mon fils, qui m’a rapporté la scène, hausse les épaules : « on a qu’à faire comme pour moi », et il explique notre situation familiale (une famille monoparentale), « Y’a qu’à pas avoir de père ».
L’écrivain, depuis sa culture citadine, universitaire, artistique, interprète alors : le loup, c’est le père, ou plutôt, la peur du loup c’est la peur du père, de l’inconnu, etc. On connaît toute la psychologie à deux sous comme on dit, mal héritée de Freud et interprétée à toutes les sauces, comme si tout enfant ne délirait qu’à partir de son père et/ou sa mère.
Mais l’écrivain tient son propos : le loup est un animal à forte symbolique d’initiation, tout s’enchaîne. Il n’est plus question du paysage, du territoire, de l’avancée du loup dans les mentalités, de divisions « vertacomicoriennes », mais de parole de la mère, de l’absence du père, de mythes fondateurs… C’est plus littéraire, paraît-il.
L’histoire est transformée. À la fin, le petit garçon enlevé par les loups écrit une lettre à son père.
« La Lettre au père » est écrite.
Il ne manque plus qu’à la jouer. Comme par hasard l’acteur principal tombe malade, comme par hasard, mon fils, puisqu’il connaît bien la pièce, le remplace au pied levé, il est comme par hasard excellent dans une scène où le petit garçon enlevé par les loups est retrouvé dans une phase autistique, après un enlèvement initiatique…
On l’applaudit, on me complimente. L’écrivain me complimente, un rien condescendant.
Comme par hasard aussi, mon fils écrit à peu près au même moment une lettre à son père, qui lui répond, ils se rencontrent, font connaissance.
L’écrivain est si content, son histoire est devenue réelle, qu’il aurait déclaré à des journalistes de la ville, quelque chose comme « j’ai sauvé un enfant de l’autisme, sa mère était complètement coincée, elle ne lui avait jamais parlé de son père, grâce à moi il l’a retrouvé etc » (ces propos m’ont été rapportés, je n’ai pas pu les vérifier).
Seulement voilà, c’est pas ça. Comme disent les jeunes enfants quand on ne colle pas au texte de l’histoire qu’on est en train de leur lire : « Non, c’est pas ça, recommence ».
Ce n’est pas ça, non.
Le père, l’enfant projetait depuis longtemps de lui écrire, avec l’aide de sa mère, qui lui a toujours tout raconté de sa conception, de sa naissance, de son histoire. Les déclarations aux journalistes ne sont donc pas fondées. Mais ce n’est pas si grave.Que cet écrivain se prenne pour un psychanalyste, après tout, si ça amuse son égo…
Ce qui est grave, c’est la manipulation de la parole, de l’écriture des enfants en atelier.
L’histoire, c’était une histoire de loups, de territoires, pas une histoire de filiation ou de famille. Il est tentant pour un auteur d’enrichir une histoire de loups par je dirais un souci oedipien. Mais ce n’est pas l’enrichir, c’est faire dévier des problématiques vers d’autres.
Le Vercors Sud, terre de Résistance et de conflits larvés, a une histoire suffisamment riche, que les gamins portent en eux depuis des générations. Ce pays est aussi un pays difficile d’accès, avec une géographie particulière. Le projet du tunnel pour le désenclaver opposait les partisans du loup et les autres. Des bagarres et des agressions contre des écologistes ont suivi la présence des graffitis. La présence du loup était suffisante pour faire histoire. Les gamins ont été gênés quand l’écrivain leur a expliqué que le loup n’était qu’un masque, qu’il représentait en réalité autre chose, la figure du père. Non, pour eux le loup était bien un loup, un loup bien réel, qui égorgeait des brebis ou qu’il fallait protéger.
Pour cet écrivain, comme pour beaucoup d’autres, le public rural n’a pas « accès à la culture ». Ni littéraire, ni artistique, ni psychanalytique. Il apporte donc, depuis la ville et dans tout son dévouement, Sa Culture.
Cette façon de mener les ateliers est en contradiction même avec la chartre élaborée par cet écrivain (reproduite en annexe)
.
Pour enseigner depuis longtemps en milieu rural, pour écrire en milieu rural, pour avoir lu, étudié, observé, en milieu rural, pour vivre en milieu rural depuis toujours, la mère coincée, elle, elle a compris avec d’autres un truc tout bête : les artistes, écrivains, profs etc, permettent à la culture de s’exercer. Ils n’apportent pas une culture toute faite et pré mâchée. Sinon, ça colle pas, c’est pas ça.
Épilogue :
3 ans plus tard, l’écrivain a monté sa propre pièce (voir infos en annexe), avec un titre éponyme, un texte très proche, les mêmes personnages (avec les mêmes prénoms que dans le texte des enfants !). Qu’il se soit approprié aussi l’histoire intime et personnelle de mon fils ne me choque pas : après tout, c’est bien ça, aussi, être écrivain, ce n’est pas moi qui pourrais prétendre autre chose, mais qu’il fasse du texte une création personnelle, alors qu’il s’agissait d’un atelier, est un peu plus choquant.
Lorsque la propre pièce de l’écrivain est jouée (dont 3 représentations dans le village où nous habitions, où avait lieu l’atelier), il n’y a plus mention de l’atelier. Cet écrivain doit avoir besoin des gamins pour écrire, il leur fait croire qu’ils vont écrire eux-mêmes une histoire. En fait il pilote cette histoire, et le texte qui nous est généreusement donné sous forme de photocopies porte bien mention du véritable auteur : M. l’écrivain.
Au cas où certains s’en offusqueraient, c’est écrit noir sur blanc sur le site de l’association :
« Il arrive souvent que les créations soient inspirées des travaux réalisés en atelier avec les enfants ou les adultes. Ces textes sont alors retravaillés par M. X pour donner de la force à la verbe » (je cite avec les fautes)
Pourquoi, dès lors, ne pas mentionner, lors de ces créations, de quel atelier elles sont « inspirées » ? Après tout, il s’est approprié un texte écrit par des enfants lors d’un atelier, mais c’était bien un texte à lui, puisqu’il avait poussé les enfants à écrire comme il l’entendait, transformant leur histoire (et réécrit « pour donner de la force au verbe », donc).
Mon fils lui continue, 7 ans plus tard, à dire : mais c’était une histoire de loup, avec des chasseurs, pas un truc sur les pères, il s’est excité tout seul !
Emmanuelle
Annexes : (ces documents sont anonymés, il ne s’agit pas pour nous de réclamer des droits d’auteurs ou de diffamer, juste de dénoncer une attitude).
La pièce :
La lettre au Père
Julien vit seul avec sa mère qui l'aime passionnément. Un jour d'automne, ils partent tous deux en forêt pour y chercher des champignons.
Un loup surgit, mi-animal, mi-dieu. Il enlève Julien et l'entraîne dans un voyage durant lequel espace et temps s'abolissent.
Julien revient mais comment dire ce qu'il a vécu et la question qui le taraude ?
Et pour la police que la mère de Julien a alertée que s'est-il réellement passé ?
Grâce à l'attention affectueuse de Marianne, une jeune infirmière, Julien peut enfin demander : "Qui est mon père ?".
La mère lui raconte et Julien décide d'écrire à celui-ci.
Un conte initiatique :
Centré sur la question des origines dont on sait quelle importance elle a pour l'enfant et dans les mythes fondateurs, la pièce se déroule sur deux plans : d'une part la réalité de tous les jours, d'autre part le monde de l'imaginaire.
Le loup est un personnage mythique, un guide qui conduit Julien à travers le monde du silence vers la parole dont la mère est dispensatrice et qui l'aidera à se construire.
Le texte et irrigué par une poésie qui transforme l'histoire. Les costumes apportent par leur chatoyance une note d'étrangeté qui transpose le spectacle dans un autre monde.
Un vif succès :
« La Lettre au Père » a remporté un vif succès après sa création le 2 Décembre 2001.
Le spectacle a touché des publics très divers : depuis les tout petits jusqu’aux adultes en passant par les élèves de collège. Il a déclenché de nombreux échanges avec les spectateurs : aussi bien sur les partis-pris esthétiques que sur le contenu : la recherche du père et les mythologies (Anubis, le loup initiateur)
« On se retrouve face à un théâtre poétique, responsable, imagé… L’initiation est d’une grande beauté formelle, ni trop complexe, ni trop démonstrative. Et les enfants, directement concernés ou pas, y trouveront l’occasion d’une réflexion sur leurs origines. Dans le théâtre de X, si l’on parle de racines, c’est sans majuscules et au pluriel.
Charte du Y
C’est pourquoi les responsables artistiques et culturels réunis à Grenoble le 9 Mai 2004 dans le cadre du Séminaire organisé par le Z ont décidé de rédiger cette charte.
Le Y est un réseau de rencontres et d’échanges de jeunes par le théâtre en même temps qu’un mouvement artistique pluriel.
Il est constitué de professionnels qui ont choisi de travailler avec des jeunes, qu’ils soient en formation ou jeunes professionnels.
Un Réseau Européen d’Echanges de Jeunes par le Théâtre : il est un lieu où les artistes, les groupes, les compagnies et les jeunes partagent leurs pratiques, leurs expériences, et leur vision du théâtre. Il est un laboratoire international de théâtre.
Un mouvement artistique pluriel : il est un flux continu d’idées et de poétiques différentes dans lesquelles se reconnaissent des valeurs et des objectifs communs.
Le Y met au centre de sa réflexion l’être humain. Il considère le théâtre comme le support d’un développement qui fait d’un homme « l’Homme ». La recherche de la beauté est partie intégrante de ce processus.
Il considère aussi le théâtre comme un lieu de rencontres de la Cité (la « polis » grecque) c’est à dire un lieu où les citoyens expriment et discutent leur vécu et leur vision de l’homme et de la société.
Le Y coopère à la construction d’un espace européen pacifié, démocratique, tolérant et solidaire, ouvert sur le monde et contribuant à la paix.