Pas dans le livre que j'étais en train de lire (comme Claudine Galéa, je ne sors jamais sans un livre), mais dans le lieu d'un livre.
Je me suis retrouvée dans Je dis tue à tous ceux que j'aime d'Olivier Sillig.
Lausanne est en travaux depuis plusieurs années. Il y a des palissades partout.
Les palissades, leur entêtement jaunâtre dans toute la ville, étaient telles qu'Olivier Sillig les a décrites.
Renseignements pris, Olivier Sillig est bien de Lausanne, et il écrit souvent à la bibliothèque (la BCU) où j'étais invitée, elle-même cernée par les travaux.
Installée dans mon hôtel, avec une belle vue, je pouvais voir jusqu'à sur 6 grues.
Je me suis promenée dans la ville pour lire avec les pieds.
Et ça m'a enchantée, de prendre ces images, de prendre en images l'intérieur d'un livre, de prendre les visages des mots.
Je me suis souvenue alors d'un autre livre, un livre que j'ai lu il y a très très longtemps, où il était question d'arpenter comme ça des phrases. Aller là où on n'était allé qu'en lecture, et, constater que “rien n’a changé, depuis qu’on n’y est jamais allé” : le très beau Sept villes d'Olivier Rolin.
Je n’ ai pas écrit ce carnet de résidence, non, mais j’en suis le personnage, pour une fois… Je suis le personnage de Clopine, résidente permanente en pays de Bray.
Emmanuelle Pagano
Faire son miel de la boue brayonne…
Je crois bien que la solitude a toutes sortes de goûts différents : parfois aussi amère que de la ciguë ou aussi douce que le fruit d’un jardin fécond. Le plus souvent, c’est comme un entre-deux, un sensation douce-amère, de vagues et sourdes aspirations : un front brûlant contre une vitre froide, qui protège une maison chaude du brouillard humide d’un début d’hiver brayon…
Entendons-nous : j’ai la chance inouïe d’habiter une demeure entourée, et ma longère brayonne abrite des gens que j’aime, des bêtes silencieuses et paisibles, des activités de toutes sortes. Pourtant ma passion principale, la littérature, me renvoie souvent à la solitude. Non que ceux qui m’entourent soient insensibles aux livres, mais dans leur cas, la littérature ne les isole pas du monde, ne leur dessine pas comme un carcan enchanté. Dans le mien, oui. Mais c’est une solitude adoucie, réchauffée, acceptée enfin. Et puis, se dire solitaire, alors que votre chambre emplie de livres vous apporte, comme l’océan la vague, le murmure du monde entier, est-ce raisonnable ?
En tout cas, j’étais bel et bien seule, cette fin d’automne-là, quand j’ai entendu parler, grâce au journal local, de la présence d’Emmanuelle Pagano en « résidence d’écrivains », à la Folie du Bois des Fontaines de Forges-les-Eaux.
La Folie du Bois des Fontaines est une pâtisserie. Fine, certes, avec sa toiture contournée et un bel escalier, mais répondant cependant à l’ostentation bourgeoise des Parisiens fortunés qui , rajoutant fausses tourelles et multipliant les fenêtres inutiles, l’ont faite construire au 19è siècle. À quel motif ? Les mauvaises langues forgionnes évoquent encore, ici ou là, un « bordel de luxe » du genre de celui qui, si l’on en croit Proust, justifiait un arrêt de train sur la côte normande. En réalité, je crois bien qu’il s‘agissait d’un pavillon de chasse… mais une chasse à quoi ? En tout cas, elle est au cœur de ce qui fait la réputation, la richesse et peut-être la perte de Forges-les-Eaux, je veux dire ce complexe fait du flamboyant Casino, du Club Méditerranée, du golf, des allées arborées, des lacs à canards, des pelouses anglaises et des parkings de voitures. Le tout, à cinq kilomètres, à vol d’oiseau, de chez moi.
Et c’était là que, d’après le journal, s’était posée, comme un oiseau migrateur, une écrivaine, invitée à une retraite solitaire, destinée à féconder l’écriture de son quatrième roman. Ma curiosité, évidemment, ne pouvait qu’être éveillée.
Une photo d’Emmanuelle, assez imprécise, à cause de la mauvaise qualité du papier journal, illustrait l’article. On voyait juste une jeune femme mince, plus que simplement vêtue, assise en pleine nature, jambes croisées, sur une pierre plate. L’interview n ‘en livrait pas beaucoup plus. On y apprenait que la jeune femme appréciait sa retraite, qui la délivrait pour un temps des contraintes domestiques et familiales, qu’elle profitait pleinement de l’occasion et qu’elle faisait de longues promenades solitaires dans le Bois de l’Epinay.
Le Bois de l’Epinay ! C’est un petit bois municipal, mis à rude épreuve : des manifestations s’y déroulent chaque année (fête du cheval, démonstrations d’attelages de chiens, fêtes soi-disant champêtres) toujours plus nombreuses, provoquant piétinement excessif et saturation du bois. Des pans entiers disparaissent, pour laisser place à de gros pavillons bourgeois. Et la déviation tant attendue, qui allait délivrer le centre du bourg des énormes poids lourds, allait en dévorer un gros bout. Il restait cependant un étroit sentier écologique, deux tourbières classées, des allées forestières restées majestueuses, que je connaissais comme ma poche. Si je le voulais, il me serait si facile, feignant le hasard, d’y croiser Emmanuelle. Je pouvais emmener le chien, qui fournirait peut-être le prétexte d’une rencontre ? Mon imagination galopait…
J’essayais de mettre à profit ma connaissance des lieux pour reconstituer la journée d’Emmanuelle. Son réveil, dans la chambre luxueuse. Elle devait aller à la fenêtre, tout de suite, soulever d’une main le rideau blanc, contempler les arbres et les feuilles rousses tombées sur la pelouse détrempée. En pays de Bray, les mois de novembre, de décembre n’ont rien de terrible, rien d’insurmontable. Mais c’est un lent pourrissement, une imprégnation humide, de la glace fine, en plaques blanches, sur les flaques de boue. C’est le moment où l’on porte les lourds manteaux de l’année précédente, qui alourdissent la démarche la plus dansante. Où l’on hésite à laver les pulls, tant leur séchage prend de temps, et remplit les cuisines de la mélancolie de la laine qui dégoutte. Emmanuelle, après des heures passées devant son écran (et j’imaginais l’ordinateur portable crépiter, sur une table poussée sous la fenêtre, dans la chambre de la résidence, ce crépitement remplaçant les feux d’automne d’autrefois), devait avoir comme un léger frisson en prenant son manteau ou peut-être un vieil anorak, en enfilant ses bottes ou ses chaussures de marche. Il fallait que son appétit de nature, son besoin de marcher, soient bien grands, pour qu’elle tourne le dos aux lumières de la petite ville, qu’elle s’enfonce dans le Bois, qu’elle y tourne et y retourne.
Elle devait apprécier, en rentrant, le thé que des mains efficaces devaient lui servir, appeler ensuite au téléphone les siens, qui habitaient si loin, sur ce plateau ardéchois enneigé, puis accomplir ce travail qui écoeure toujours un peu, donne une sorte de nausée et une légère migraine : se relire, élaguer ce qui étouffe le texte, arracher les ronces et corriger les fautes d’orthographe !
Emmanuelle considérait, d’après l’article, cette retraite comme une « chance ». Ma chance, à moi, ç’avait été de lire un de ses livres : Le Tiroir à cheveux, qui n’avait pas quitté mes mains avant que la dernière page fût tournée. Je savais qu’elle avait une écriture précise, légère, maîtrisée à l’extrême, une sensibilité tenue en laisse, mise toute entière au service du texte. Que son écriture était lumineuse et cependant resserrée, minutieuse et éclatante à la fois. Qu’elle participait, sans aucun doute, à ce courant si brillamment illustré par une Annie. Et que cette « chance » évoquée dans l’article, elle allait s’en saisir pour écrire encore, et encore…
Je savais aussi que cette résidence d’écrivains était la conséquence d’un événement exceptionnel qui s’était déroulé pendant deux années consécutives, en septembre. Les habitants de Forges en avait reçu l’écho, et pourtant, la population, constituée de couches sociales cohabitant sans vraiment se rencontrer, ne faisait pas preuve, jusque là, d’un appétit littéraire débordant. Que ce soit pour le monde rural, lent, des paysans se connaissant tous, vivant aux champs, suivant attentivement le cours de la viande de bœuf et les fluctuations de la Politique Agricole Commune, ou pour l’autre population, autour du Casino, la clientèle aisée, tout entière tournée vers la convoitise de l’argent, les « Feuilles d’Automne », festival littéraire, avaient détonné. Les grandes tentes blanches dressées sur la pelouse verte , les conférences d’écrivains qui s’y étaient tenues, les conseils des éditeurs parisiens présents, les débats, les jeunes femmes gracieuses en « simples » petites robes noires , tout cela avait eu évidemment un retentissement , avait secoué la lymphatique torpeur du bourg. Je m’y étais rendue, poussée par l’envie de rencontrer ceux qui avaient écrit certains des mots dont je me repaissais. Je n’avais évidemment osé adresser la parole à quiconque, avais furtivement acheté trois livres, étais rentrée précipitamment chez moi.
Cette timidité excessive était aussi la marque de mon pays, où Emmanuelle était venue écrire. Finalement, elle avait sans doute raison de se promener, solitaire, près des tourbières du Bois de l’Epinay, et si la chimère d’une rencontre entre nos deux solitudes, nos deux passions parallèles, tout ce que je pouvais deviner de correspondances entre elle et moi, ne s’était pas concrétisée, c’était tant mieux. Le but final de sa résidence, pour laquelle les organisateurs de « Feuilles d’Automne » avaient très certainement dû déployer des efforts remarquables de persuasion, d’enthousiasme et d’énergie, était l’écriture d’Emmanuelle. Cela seul comptait.
Il me restait à espérer qu’elle fasse un peu son miel de mon pauvre et peut-être rebutant pays, aux habitants si timides et maladroits. Mais je savais que je pouvais lui faire confiance : elle irait à l’essentiel, se souviendrait des Bois, même blessés, de cette terre-éponge, de ce « Pays de Bray » - la « bray » étant la « boue » gauloise, dont nous ne sommes pas avares par ici - et qu’elle mettrait à profit cette retraite pour son travail d’écrivain.
Emmanuelle et moi nous sommes finalement rencontrées, virtuellement* certes, comme il arrive désormais grâce à Internet et j’ai su qu’elle s’était souvenue les tourbières du Bois de l’Epinay : la preuve ? Ces quelques lignes de sa main, extraites de son futur roman et directement inspirées de son séjour ici :
« …Il y avait plusieurs promeneurs, des randonneurs, des pêcheurs à la rivière retrouvée, dont les berges étaient ensablées. Du sable poussiéreux, même pas de vase, à la place de notre tourbière, à la place de notre boue gonflée d’odeurs. Je me suis assise sur ce qui restait des arbres à terre et j’ai respiré de mémoire, mais ça ne me revenait pas vraiment. Ce qui me remontait c’était juste comme une image, comme une photo, celle de nos bottes de pluie ou de neige laissées en vrac dans l’entrée de la maison. Peut-être aussi des sensations, les sensations glissantes de nos pas téméraires et infatigables dans la tourbe, la neige, les prés gorgés. Aux stagnations de la rivière, il y avait parfois une couche de glace pleine de feuilles et d’ombres, je marchais dedans pour entendre fondre le bruit déchiré et faire hausser jusque dans mes mollets la caresse de la boue froissée sous mes bottes »*.
Rien que pour cela, n’est-ce pas ?
Clopine Trouillefou,
Beaubec la Rosière, le 15 août 2006
*extrait de Les Adolescents troglodytes, à paraître (POL, janvier 2007)
Texte à paraître dans "Feuilles d'automnes 2006, les Carnets de résidence", (Association Feuilles d'Automne, octobre 2006, hors commerce).
* voir aussi "sensibles arpions et autres clopineries" (note du 26/04, catégorie "pieds" bien sûr)
Je mets mes pas dans les traces de mon frère
jusqu’à l’arrêt de la navette.
(Lola, hiver 2004-2005)
Voilà comment commence Les Adolescents troglodytes, avant que la narratrice s'y mette.
Parce que le livre est venu à cause de ce petit poème, trouvé dans la marge d'un des cahiers de ma fille l'avant dernier hiver. J'ai lu ce poème et le roman a été mis en route, lentement. Des histoires de navette scolaire, de neige, d'écarts, mais aussi de fratries.
Les enfants font à pied les deux bornes jusqu’à la route déneigée. Ils m’attendent au pied du Mont comme leur grand frère, et quand le brouillard est plein, quand le brouillard l’oblige à regarder la neige par terre, Lise m’a dit l’an dernier, pour ne pas me perdre, je mets mes pas dans les traces de mon frère jusqu’à l’arrêt de la navette. Et Minuit marche dans les miennes, mais en me tenant le manteau.
autre version du poème (Lola)
Il y a quatre jours à peine (relisez cette note pour comprendre), je racontais comment, Nadège et moi, on marchait sur des petits points avec nos petits Paul. Comment la figure du jeu de go chez Pérec était devenu le logo de P.O.L, comment les prénoms se croisaient sur tous ces petits points et coïncidences.
C'était oublier les noms de famille...
... j'allais publier cette mosaïque de : je voulais parler de la terre et des herbes entre les morceaux. Je me demandais où choisir de marcher, sur la mosaïque ou sur la terre, les herbes ? Je regarde alors cette tête étrange, avec un orbite bleu au bas du visage, de profil...
et je lis dans le crâne de pierres fragmentées : OTCHAKOVSKY...
Nadège que vient faire cet Henry (M ? je ne sais quoi) Otchakovsky dans notre rencontre de Paul ? Ecris-tu l'avenir dans tes pierres* ?
Je rappelle aussi (voir notes du 8/07 et du 13/06) que la Nadège des Adolescents troglodytes porte ce tatouage à la nuque :
et ce bien avant que je rencontre la Nadège des pierres (ça fait beaucoup de petits points communs entre nous).
* (Pierre du Tiroir à cheveux est - aussi - l'image angoissée de mon Paul, et le petit Paul de Nadège était porteur d'une plus grande angoisse encore, qui aurait pû lui interdire la lecture du livre).
(mosaïque )
Je m'étais demandée, en écrivant Les Adolescents troglodytes, comment la matière d'un sol changeait quelque chose à notre rapport à la marche, à l'espace-temps du marcheur.
Et si les couleurs de ce sur quoi on marche, aussi, changeaient quelque chose à notre avancée ? Est-ce qu'on marche plus vite sur du jaune épais, est-ce que l'ocre nous ralentit ? Et sur le bleu nuit, nos pas ne sont-ils pas plus accrochés ?
Sur ces pierres de matière colorée on a envie de poser des pieds nus, y laisser une éphémère condensation, avec la curiosité des orteils, s'attardant un peu.
Je le laisse (je l'abandonne ?) et je vais voir les "gens" qui m'ont invitée, un certain Alain de l'association "Belugo", ce qui veut dire quelque chose comme "étincelle" en occitan. J'ai vécu et travaillé très près de ce village, mes parents habitent pas loin, mes beaux grands parents non plus, et donc nous nous trouvons des tas de connaissances communes. Pourtant, Alain ne m'a pas invitée pour ça, non, il ne savait pas du tout que j'avais été "du coin", mais alors pas du tout. Simplement, il avait aimé mon livre, et comme il invite des écrivains à venir rencontrer des lecteurs, il m'a contactée via P.O.L.
Il avait eu ce livre dans les mains un peu par "hasard" : et c'est de ce hasard-là dont je voudrais parler.
Sa belle-fille était enceinte. Il lui a demandé quel cadeau lui ferait plaisir pour la naissance du petit. Elle lui a répondu un livre. Alors tu le choisiras. Elle a choisit Le Tiroir à cheveux, après avoir accouché. Or sa grossesse avait été comment dire... "inquiétée" par des gynécos, qui l'avaient un peu affolée sur un handicap qui n'est resté que supposition. Elle me confiera qu'elle a choisi mon livre un peu "comme ça", parce qu'elle aime bien les livres de P.O.L., que si elle avait su de quoi ça parlait jamais elle ne l'aurait pris.
Elle a été profondément touchée par mon livre. Elle l'a fait lire à son beau-père, etc.
Pendant ce temps, j'écrivais Les adolescents troglodytes.
J'ai déjà raconté comment j'ai publié chez P.O.L. (voir "Ma Lorie m'envoie chez P.O.L.", catégorie "dos").
La première fois que j'ai rencontré Paul Otchakovsky-Laurens, je lui ai demandé pourquoi les petits points ? Il m'a expliqué son attachement à Perec, comment l'édition de La vie mode d'emploi au sein d'Hachette en 1978 a été un succès tel qu'il a pu fonder sa propre maison d 'édition : en hommage à Pérec il a donc utilisé pour logo cette figure du jeu de go (une des figures "éternelles" : le jeu est bloqué, donc il dure infiniment) qui se trouve sur le paillasson sur le palier de Bartlebooth dans La vie mode d'emploi ...
Je marche donc j'écris sur ce paillasson là, et ce n'est pas rien. Mais ce n'est pas tout.
La première fois que P.O.L. m'a appelée, j'étendais du linge avec mon petit Paul dans les pattes. J'étais très émue (je n'arrivais pas y croire) et me sentant troublée mon petit Paul* faisait un boucan du diable (du petit diable qu'il est encore). Monsieur Otchakovsky-Laurens m'a dit qu'il entendait un petit bébé ? Oui, un petit Paul, etc.
Alain de "Belugo" et moi essayant de trouver une date pour la rencontre, nous sommes tombés d'accord pour le jeudi 11 mai, ça tombe bien, m'a-t-il dit, ce sera le premier anniversaire de son petit fils, celui par qui le livre est arrivé.
J'arrive donc à Montagnac, avec un petit cadeau (un livre) pour le petit. Comment s'appelle-t-il ? Paul. Ah...
Je rencontre enfin la belle fille, nous avons une discussion très émouvante, dans laquelle j'apprends qu'elle crée des mosaïques sur lesquelles on peut marcher*, des pavages.
Le petit Paul tourne autour de nous en faisant des pas mal assurés.
Je dirai plus tard à Nadège que je suis en train d'écrire un roman dans lequel une Nadège porte sous ses cheveux le doryphore de mon beau-frère (pour voir la bebête, c'est ici).
* C'est une tautologie : "Paul" signifie déjà "le petit".
* Je les présenterai de temps en temps dans ce cahier, parce qu'elles sont belles.
En mai dernier, je suis descendue du plateau pour rencontrer des lecteurs à Montagnac.
Mais en y allant, j'ai fait une autre rencontre, une rencontre avant la rencontre. Je la raconte au présent : elle l'est encore, très présente.
Je descends du plateau. Il commence à faire chaud dès que je me retrouve "en bas". Il me faut traverser l'Ardèche méridionale, une bonne partie du Gard et un peu d'Hérault. Je n'aime pas ce Sud collant, je le connais bien, j'en ai même des bons souvenirs, mais je n'en garde aucune confiance.
La chaleur me fait ouvrir les fenêtres (pas de clim dans ma voiture bleue pour des raisons écos : nomiques et logiques).
Dans la chaleur à mi-parcours je vois un type, un clodo, assis contre une petite barrière de sécurité, recroquevillé et le pouce levé au cas où (l'air résigné. Je m'arrête. Il veut aller à Montpellier (ok je vous prends, je passe pas loin, mais hors de question que je rentre DANS Montpellier, je vous laisserai avant ou après).
Il s'assoit. Il est sale, il pue, il a un visage mangé de poils et de cheveux et sous eux un drôle d'air angélique, très, très doux et blanc cassé. Un blanc cassé pas terne, plutôt comme une lumière atténuée par les ombres des poils qui la recouvrent. Il ne veut pas mettre son gros sac à l'arrière car ça lui fait un appui (il se cale dessus, se cache derrière). On se met à parler et je m'habitue à son odeur mélangée à celles du dehors qui nous parviennent par les fenêtres ouvertes (je ne prends que des petites routes, ça sent la vigne, les marchés, les gens et la poussière).
Il est à la recherche de sa mère. Il parle, parle, parle, mais attend mes questions avant de laisser couler ses mots, comme hémorragiques. Une question, une coulée. Silence en attente. Une autre question, et ça coule à nouveau. Il m'explique sa solitude sans s'en plaindre. Personne ne le prend en stop, personne ne lui parle, jamais, depuis des années qu'il l'a cherche, sa mère, sur la route, à pied, dans le Sud. Alors je les lui pose, les questions qu'il attend.
Comment vous savez que vos parents ne sont pas les "vrais" ? Que votre mère habite dans le Sud ? Quel âge aurait-elle maintenant ? Sait-elle qui vous êtes ? Et l'autre, votre mère "adoptive" elle sait où vous êtes, que vous n'avez pas de maison ? Qui était votre père ?
Il continue d'une voix très calme, à parler, parler, parler. Il est originaire d'une très grande famille russe (peut-être polonaise). Des Russes blancs. Il en sûr, parce qu'il l'a vu dans des tableaux du 19ème siècle. C'est aussi dans ces tableaux qu'il a vu comment cette famille noble a émigré vers le Sud. Alors il me décrit les tableaux, insiste sur Caillebotte et sa lumière spectrale, sur le mensonge de la lumière (en particulier chez les impressionnistes, tous des menteurs) : elle est fausse, m'explique-t-il.
Il me parle encore de Caillebotte, des ombres en vrai et de la lumière en faux dans ses tableaux. Je le suis dans ses singulières explications. On discute de cette lumière artificielle.. C'est la première fois que je parle avec quelqu'un de cette façon sur la peinture du 19ème, et ce qu'il en dit est assez surprenant et pas bête du tout. On en revient à sa famille. J'ai bien vu qu'il était "pas tranquille" comme on dit. Parfois ses yeux sombres me regardent si intensément, ils me demandent tellement, tellement je ne sais quoi, que je me dis, quand même, c'est pas prudent. Mais il semble être si calme dans son intranquillité.
Son discours a la cohérence d'une plainte d'enfant blessé. Je le reprends, je pose les questions à l'envers et lui demande : mais votre "fausse" mère, elle vous a porté, nourri, et même, même, elle vous avait peut-être dans son ventre (il acquiesce), alors il faut lui dire, que vous êtes pas son fils, parce que, elle, comme elle vous a porté dans son ventre, qu'elle a accouché de vous, elle croît que vous êtes son fils, vous comprenez ?
Oui il comprend. Mais. Tant pis. Tant pis pour elle. Parce que. Quand on est une mère, on ne change pas de comportement quand vous avez dix ans, comme ça, tout d'un coup. Alors il raconte les brimades, les humiliations, les coups (pas les coups physiques, oh ça c'est rien, c'est pas ce qui fait le plus mal), reçus à partir de l'âge de dix ans. Les soeurs qui font rien (parce que c'est des fausses). Le père qui est mort juste avant tout ça (sauf que c'était faux ça aussi, il a bien vu que l'enterrement, tout ça, c'était tout un stratagème pour lui faire croire à sa mort, mais il est là, quelque part, ce faux père, il l'observe). Par contre, si ses faux parents se sont bien occupés de lui jusqu'à dix ans, c'est parce qu'on le leur avait demandé. On leur avait donné à élever cet héritier de grand famille de russes blancs. Il doit être l'enfant de gens très importants, sinon, les faux parents auraient été méchants avec lui dès le début. Voilà. Tout s'explique. Et il me regarde en souriant d'avoir trouvé une explication à l'inexplicable. Il me sourit très longtemps.
Je suis en retard pour la rencontre (l'autre rencontre) alors je lui demande si ça ne le gêne pas, de prendre un peu l'autoroute. Il me dit non et dès que la vitesse augmente, il s'endort. Il s' endort contre son gros sac sale. Le bruit de l'autoroute est insupportable, le vent de chaleur par la fenêtre très pénible, mais il dort, dans son ombre de poils et de cheveux, dans son odeur que je commence à trouver pas agréable non, mais je sais pas, attachante. Elle me berce à moi aussi, je ne m'endors pas mais je me sens bien à la respirer par à-coups. Je le regarde, lui il respire sans bruit, comme un bébé de quarante ans. Il dort dans ses ombres, ses souvenirs, les faux, les vrais. Il a l'air si tranquille. Je le réveille avant Montpellier. Il s'agace, non, je veux pas descendre, emmenez-moi le plus loin possible. Il se rendort, reprend son air d'une sérénité incroyable, pleine de ces ombres chaudes, rassurantes sans doute. Je le réveille encore avant d'arriver à Montagnac. Il descend et me dit merci.
Le lendemain je le croise de l'autre côté de la 113, marchant sur le côté gauche de la route sans faire du stop, la tête penchée vers l'asphalte, le dos caché et courbé par son grand sac.
Je m'en veux de l'avoir laissé. Je sais que parler lui a fait beaucoup de bien, et qu'il a toute sa vie pour rechercher une autre mère, mais de le voir si baissé maintenant m'inquiète*. Je me dis qu'avec tous ces vieux tout seuls dans le Sud, c'est trop bête. Il faudrait que je trouve une vieille fada, que je la persuade d'être une grande dame de la blanche Russie, petite-fille de tsar, tiens, la fille d'Anastasia, et qu'elle-même a eu un fils, sans le savoir, oui, il y a une quarantaine d'années, il vous cherche, quelque part sur la 113. Et faire qu'ils se rencontrent.
* Mon mari m'a dit, celui-là, il va se retrouver dans un livre. Oui, peut-être, mais quand même, ça ne suffit pas.
Cette rencontre était riche, très intéressante, on a discuté du livre bien sûr, mais aussi d'autres choses. C'est une drôle de femme, plutôt atypique comme journaliste. Et engagée.
Dans son article, elle a parlé de mes chaussures de marche ("Elle est toute menue, porte les cheveux en liberté et l’habit des montagnards – anorak, gros pull, chaussures de marche").
Mais voilà, sur la photo qui accompagne l'article, une belle photo de Jérôme Bonnet, j'ai mes autres chaussures, les bleues (et oui, je n'ai que deux paires de chaussures, plus des bottes, de pluie et de neige).
© Jérôme Bonnet pour Télérama
C'est que je ne connaissais pas le contenu de l'article, moi, quand Monsieur Bonnet est venu, 15 jours après ma rencontre avec Martine Laval, faire la photo.
J'ai eu des tas de coups de fil : super l'article de Télérama, mais t'as pas des chaussures de marche, n'importe quoi la journaliste.
Et bien, non, c'est pas de sa faute. Quand je l'ai rencontrée, je les avais bien aux pieds mes chaussures de marche. Alors depuis je les appelle comme ça : mes chaussures "Martine Laval". J'espère que ça ne va pas l'embêter.
À Arras, aux Colères du Présent, il faisait plutôt frais le 1er mai. Les auteurs parisiens se gelaient les pieds dans leurs petits chaussures, et moi j'étais très bien dans mes chaudes chaussures Martine Laval tout cuir.
Et puis je trouve que la marche se mélange bien avec l'écriture. Ecrire et marcher, marcher c'est écrire.
Mais ce n'est pas tout.
Ces deux paires de chaussures, les bleues comme les "Laval", sont marquées par mon beau-frère.
La marque de mon beau-frère est un doryphore, que vous pouvez aussi entre apercevoir dans certains lieux publics parisiens et certains coins vertacos...
Sylvain ne répond pas. Il ramène sa capuche, la retourne magistralement en déclarant sentencieusement à propos de couple… Il tire le tissus pour que tout le monde puisse voir, sous le revers de sa capuche, le doryphore près de l’étiquette, tout près de sa nuque.
Il se lève et sort de la poche de son jean un genre d’applicateur. Il nettoie la paroi transparente avec le revers de sa manche et le colle dessus. Il appuie. J’ai encore pas marqué mon territoire ici. Il le détache et la bêbête est sur la vitre. Et ici non plus. Il la tatoue sur la table. Mais ici c’est déjà fait (il passe sa main sous les cheveux de Nadège, qui essaie, mais très peu, de se dégager). Les autres peuvent toujours poser leurs mains, j’ai mis mon sceau avant (elle approuve sans sourire, avec un regard fermé, résigné, mais irréductiblement et sérieusement complice).
(...)
Au doryphore de Jean-Philippe
(...)
Hiver 2005-2006
Les Adolescents troglodytes, à paraître (POL, janvier 2007)
* Et bien sûr il fallait s'y attendre, le jour même où je finis cette note pour la publier, je lis sur Télérama.fr que Martine vient de faire une grande rando dans toute la France pour accompagner des auteurs US en vadrouille, dont Elwood Reid (!) mais je lui demande : avec quelles chaussures aux pieds ?
(mais il faut dire, que tout ça, c'est la faute à Dolce)
C'est que moi, voilà comment j'écris :
En marchant, en faisant le ménage, j'écris dans les gestes de tous les jours...
J'écris d'abord sans écrire, la matière gonfle dans ma tête, dans mes jambes, dans mes mains, mes pieds...
... et mes pieds, s'ils étaient sensibles, ils ne sortiraient pas par moins vingt...
Parce que voyez-vous, chère clopine timide, là où j'ai choisi de vivre, l'agriculture n'est pas intensive, point de Casino non plus, non, mais une agriculture soumise à la terre ingrate et gelée.
Quant aux prometteurs (pas écolos pour deux sous de machines à sous) ils viennent bien nous y agacer, ah oui : notre forêt est plantée d'éoliennes inutiles (et c'est une vraie écolo qui vous parle, je m'en expliquerai plus longuement). Y'a pire c'est sûr, mais les gros sous récoltés du vent par notre commune sont loin d'être réinvestis dans l'école publique, croyez-moi (de ça aussi, j'en reparlerai).
Mais quand même, ça nous a fait mal d’entendre dire que là-haut c’était l’idéal, il n’y avait personne, que le vent. Les adolescents troglodytes, à paraître (POL, janvier 2007)
Bref (enfin, pas bref, long, mais...) tout ça, pour vous dire, Clopine, que votre message me fait râler, on en aurait eu, toutes les deux, des histoires de paysages littéraires, sociaux, occupés, inhabités, à se dire... et que je n'ai pas, non, non, non, de sensibles arpions !