... Chais avec entre autres un texte de Joël Bastard ("Derrière le fleuve", extrait du journal de Ségou Koura, Mali) aux Editions Nuits Myrtide.
"Bakofè", extrait d'un long poème lui aussi écrit à Ségou Koura, est publié dans la revue Autre Sud (décembre 2006-n°35 ).
périmètre visage
chroniques d’atelier
(16–26 août 2006)
« … c’est sans doute le moment où tout le corps devient chambre noire »
B. Noël, Treize cases du Je
1
chair
et gris
font visage
gras visage
*
et l’on voudrait
ramasser
les gestes
tous les gestes
en une phrase
quelques phrases à la limite
peu de phrases
une pelure
tout ce buisson
cette broussaille
en feu
des gestes
ce crépitement
plus vif
que la pensée
qui déborde d’elle
et lui trace une crête
*
un poète que j’ai vu
cousait des gestes
toute une constellation
dans sa parole
au fond d’une bibliothèque
gestes plantés comme
des os
dans la chair molle
du verbe
c’était pour simuler couleurs
et coulures
2
l’angle du coude
d’attaque
gueule avide
respire
mâche
et remâche
l’espace vivant
entre mon corps
et le mur
mâche l’air
ça pousse des cris
dans la couleur
la couleur fait voir
et voix
*
le geste
est un périscope
posé sur l’épaule
à côté de la tête
puis jeté
sur la planche
ajourée de l’aveuglement
qui coule comme un
macramé
*
c’est un langage
dans lequel on trempe la langue
comme un vif
la pensée déserte
chaque trait
mis en cause
par celui
qu’on lui superpose
barré net
3
l’œil
croise l’œil
croise l’œil
devant soi quelque chose
d’aussi grand
ou de plus
grand que soi encore
et c’est corps ( vif)
à corps (inerte)
avec entre
cet œil cru
l’œil jamais vu
ni mangé
qu’on cherche
*
un frisson attise
quelque chose
à même la peau
la lumière entre
inonde les murs
blancs
nivelle les planches
et les tréteaux
taille ras les pinceaux
*
Le plus dur
c’est le retour
s’affaler dans la marge
dans le canapé qui
sent le neuf
les yeux encore loin
dans le corps
4
aujourd’hui bleu
avant même de commencer
je sais
et ça me rapproche de lui
de ça
qui crève la poitrine
aussi
ça me rapproche d’eux
cette hémorragie-là
en partage
mais timide devant le bleu
on reste
on ne sait
quoi atteindre
quelque chose de mince
de froid
un jus
posé comme
à peine essuyé
*
je repense à lui
dessous quelque chose
de plus grand
ou d’aussi grand au moins
que lui
ça a déjà eu lieu
ce quelque chose
mais il s’assoit dessous
là comme
à l’instant né
*
peindre, écrire et peindre encore
pour dire
plus vaste
mieux qu’en bouche
5
ça crève les yeux
on dit ça
et Cézanne disait
mes yeux saignent
et personne
ne ment
trop dans l’histoire
dedans attaque dehors
par la vue
et dehors le lui
rend bien
et c’est l’œil
(entre-deux / entre eux deux)
l’enclos
de toutes rétorsions
*
pieds nus
toujours pieds
nus
presque nu
il faudrait peindre
tant le corps est
là
l’image est
fille du corps dit-elle
et le corps est la face entière
du regard
*
graduellement le silence
le silence
qu’on mange
à petites bouchées
quelque chose de
rare
qu’on économise
en bas la circulation
on ne l’entends plus
ça ne gène pas
l’œil se tait
saigne juste
rouge
juste
6
le corps s’éloigne
se plie
replet
se replie
se recroqueville
tout entier paupière
s’entortille sur son ventre
comme sur un œil
éteint
mais la fourmilière dans
la langue
ne dort pas
tout à fait
*
ce n’est jamais
que cela
quelque chose en travers
jeté
nous ne faisons
pas mieux
*
elle me dit
pour commencer
c’est comme si les traits du visage
revenaient dans le support
et c’est ça
ça se met à faire partie
du dé-corps
les contours
du visage
lèchent autour
la grisaille
le plein visage
n’est pas sans
lacunes
7
une surface
qui refuse
le plus possible
on cherche ça
quelque chose qui
crache au visage
les visages
qui fasse lever
les reflets comme
des cloques
quelque chose qui refuse assez
pour être sûr
presque
que les restes
ne soient
que soi
*
on en parle
et la langue s’adosse
à son dos creux
c’est toujours de dos
que nous manquons
comme de visage
et l’absence nous guette
derrière
diffuse
nous tire la tête en arrière
*
si j’avais des yeux
dans le dos
sa géographie
en serait-elle moins
affolée ?
8
j’ aime mon visage
à nu, tout à
elle
j’ai pensé
: je voudrait qu’elle m’aide
à creuser ce
visage
(mais qui ça… elle ?)
à gommer les aspérités
par un trou plus grand
d’ignorance
en plantant dedans l’angle
coupant de sa nuit
*
j’ai pensé ça
et dans la journée blanche
rien n’est
né
j’ai raté tout
jeté tout
les mains éteintes
*
si
certains se font
de trop grands trous
des trous démesurés
des tombes dans la figure
c’est pour faire terre
le corps
9
comme une vessie
pleine
entre les yeux
ce doublon
de visage
jeté devant moi
des miettes aux creux
du jour
*
il faudrait voir tout
de l’intérieur
de ma bouche
le voir même
du fond de ma
gorge
ce visage
et déglutir
pour humecter l’œil,
ce galet brûlant
*
mais toute cette écriture
dès qu’on l’écrit trop
tout ça déjà
bouche la bouche
obture
comme un chiffon
roulé serré
ça roucoule moins
c’est mieux
faire court les
visages
pour ne pas bavarde
Elle nous réveille tous les matins avant le lever du jour, elle fait un bordel pas possible dans les cartons et les planches du grenier. Hier on l'a vue car elle descendue dans la salle de bain pendant la douche de mon webmaster. Elle poussait des petits cris aigus indignés. Il m'a dit elle rouspète parce que j'ai fouiné pour essayer de trouver le nid (je crois qu'elle a plein de petits).
J'ai levé les yeux vers le plafond, le dessous du plancher du grenier, duquel elle était descendue, ses petites pattes agripées aux pierres de taille.
C'est un loir, la queue toute duveteuse, de grands yeux noirs dans son petit visage clair. Une femelle, mais on dit quand même un loir (non ?), comme une souris est une souris même avec des couilles.
La Loire, elle, c'est pas pareil, mais elle coule tout près d'ici.
On pourrait presque la voir sortir du mont depuis la fenêtre du toit du grenier.
Le deuxième garçon habite devant le mont, il monte quand j’ai fait le tour. Parce qu’ils me font faire ça, le tour du mont d’où sort le fleuve, je les appelle les ligériens, mes ligériens même. Il faudrait dire altiligériens, mais c’est moins facile, et comme je ne les appelle qu’à part moi, ça me regarde.
Les Adolescents troglodytes, à paraître (POL, janvier 2007)
Dans mon dernier livre, elle y est, la Loire, mais mon mari et moi discutons de le possibilité de le chasser (le tuer ?), le loir, et nous convenons que c'est pas grave, d'être réveillé si tôt, quand il ajoute "tu sais, les loirs ça aime bien les livres".
Or le grenier, c'est mon futur bureau, il y a donc tous mes cartons de livres.
Je veux bien laisser déborder la Loire dans celui que j'écris, mais ce loir ligérien femelle dévorant mes livres (c'est-à-dire mes livres à lire et relire : ceux des autres), nourrissant ses petits avec, ah non, non, pas question.
Je suis allée ouvrir quelques cartons pour voir.
Mais il est pas bête, ce loir.
Mon webmaster est en train d'isoler le grenier avec de la laine de chanvre : c'est bien plus moelleux et plus chaud et bien meilleur que des pages de littérature (moi je déteste les livres tièdes et confortables).
Mon fils, le grand, est en train de lire Les adolescents troglodytes. Je dois rendre le manuscrit à la rentrée, il est fini, mais c'est le moment ou jamais pour changer un mot par ci par là, déplacer une virgule (je préfère être sûre de mon texte, sinon, je vais tout relire et tout vérifier au moment des épreuves). Sylvère me dit vouloir regarder quand même, si je raconte pas trop de conneries à propos des navettes (il en a été longtemps usager). Et voilà qu'il me dit "ouais, la chauffeuse, si on la connaît depuis longtemps, on la tutoie" (un de ses copains, lui aussi depuis très longtemps passager de navette - dans un autre paysage isolé- confirme).
Sauf que, tutoyer ma narratrice, ce n'est pas changer un mot par ci par là, c'est changer des pans entiers de page. Les relations entre elle et les élèves s'en trouvent modifiées. Mes personnages disaient "madame, vous" mais je sais pourquoi : je me mettais dans ce vouvoiement, en souvenir de mes élèves. Mais la conductrice n'est pas une prof. Mais mon fils et son copain ont raison. La chauffeuse, ils la tutoient, de la maternelle à la fin du collège, c'est la même, et la chauffeuse, c'est pas comme une prof.
C'est pas tout, vu mon horreur des tirets pour les dialogues, ma difficulté à écrire un discours direct trop direct (mes dialogues sont inclus dans la narration, sans même changer de phrase) ce tutoiement impose autre chose : le choix d'un prénom pour ma narratrice. Et ça, c'est quelque chose de très dur pour moi, pour des tas de raisons.
Le tutoyeur cet hiver au bord du lac des Adolescents troglodytes.
Des tas de livres donnent comme ça la parole à d'autres, un des derniers que j'ai lu L'Homme qui ne parlait pas, est assez exemplaire à ce titre.
D'autres livres sont au contraire écrits en volant la parole à ceux qui l'ont, mais qu'il faut soit-disant "aider" pour qu'ils écrivent (lire ici) à l'occasion de douteux ateliers d'écriture... Dans ces ateliers l'écrivain soit-disant "libère" la parole, de prisonniers par exemple, pour la lâcher telle quelle, en copier-coller, dans un livre... (ce n'est heureusement pas le cas de tous les ateliers...)
D'autres écritures transforment complètement la parole de l'autre, et, ce qui est encore pire, le langage de l'autre : imposer son propre langage au mépris de la langue de l'autre, ça porte un nom : la colonisation.
Et puis, parce que c'est un blog que je suis depuis longtemps, et qui me touche beaucoup, je lis ça :
Le mot de la honte.
(...)
Nathan n’était pas trop rassuré dans cet endroit où ne cessaient de passer des poneys, grands animaux qui ne lui inspiraient aucune confiance.
Et puis ce fut l’heure du goûter. Madeleine alla gentiment demander à sa monitrice si son petit frère pouvait goûter également et une queue s’organisa. J’avais dit à Nathan de suivre Madeleine et de rester bien tranquille. Comme une des monitrices avait le bras en écharpe, je lui offrais de l’aider à couper les gâteaux. Tout occupé à cela et à servir les morts de faim, je n’ai pas vu que Nathan était en train de déconner à plein tube, quand une Madeleine éplorée est venue me chercher. Effectivement Nathan se tenait assez mal, rien de grave, mais Nathan baissait son pantalon. Je rhabillais Nathan et consolait Madeleine, qui m’avoua dans le creux de l’oreille, elle était rouge pivoine, qu’elle avait honte.
Le mot de honte. Ce petit mot de cinq lettres dans la bouche de Madeleine me fit l’effet d’un poignard. Mais un poignard à double tranchant, j’avais à la fois mal pour Madeleine, mais aussi pour Nathan.
Pendant le trajet du retour, Madeleine s’est endormie, et Nathan me tenait la main que je lui tendais. On faisait le crochet, comme nous faisons toujours quand nous sommes en paix. Il était calme. Et mignon. De cette beauté que l’on envie sur les autres enfants pour ses propres enfants. Mais cela ne parvenait pas à me faire oublier le mot de la honte.
Arrivés à Fontenay, Anne et Madeleine étaient heureuses de se revoir. Adèle extatique de revoir Madeleine. Puis les jeux reprirent entre les enfants dans le jardin. Je racontai l’histoire de la honte de Madeleine et cela fit pleurer Anne. Les yeux rougis elle m’avoua qu’à elle aussi, de temps en temps, Nathan faisait honte. Je me suis dit même Anne. Et contrairement à ce qu’Anne avait l’air d’éprouver, je me suis senti soulagé, je n’étais plus seul à avoir honte de temps en temps.
Honte de cet enfant, de notre enfant, dont le comportement est tellement erratique de temps en temps. Honte qu’il ne puisse jouer comme les autres, obéir comme les autres, et même si les "autres" justement ne m’ont jamais intéressé. C’est terrible ce sentiment de honte parce qu’il salit tout le monde, il salit celui qui ressent la honte, celui qui inspire la honte et ceux devant qui la honte est ressentie. Mais avoir honte de son enfant. Avoir honte de Nathan. Comment est-ce possible ? J’ai honte de moi-même.
honte et ceux devant qui la honte est ressentie. Mais avoir honte de son enfant. Avoir honte de Nathan. Comment est-ce possible ? J’ai honte de moi-même
Philippe de Jonckheere
Des mots qui résonnent avec ceux du Tiroir à cheveux, bien sûr :
"J’ai honte de son corps tout tordu. J’ai tellement honte que je n’arrive pas à être triste.
J’essaie de le faire tenir sur la poussette, je l’attache serré avec le harnais de spéléo, mais son torse et ses épaules et sa nuque, sa tête, retombent par côté. Je coince ses pieds sur le rebord, juste au-dessus des roues. Il grogne un peu. Je m’énerve en voyant ses yeux en l’air, ses yeux toujours gardés par les nuages, aujourd’hui il n’y a pas de nuages, alors regarde-moi, Pierre, mais laisse-toi faire, écoute, tiens-toi droit, regarde-moi, mais regarde-moi. Je m’empêche de crier."
(une dizaine de fois dans le livre, quelqu'un a honte de ce gosse)
Et en lisant les mots de Philippe de Jonckheere, soudain les choses me semblent inversées : et si c'était Nathan, qui parlait (avec son corps) à la place de l'écriture de son père ? Je ne veux pas dire : ce gosse est autiste parce que son père écrit, non, pas du tout (et Bruno Bettelheim a assez fait de mal comme ça). Ce que je veux dire c'est quelque chose comme : et si cette parole allait plus loin dans l'écriture, dans l'écriture du corps, dans l'écriture tout court, ou tout du moins dans la parole. Combien de gestes déplacés n'osons-nous pas faire ? Combien de phrases non écritures par pudeur ? Combien de pantalons bien fermés ? Combien de postures de travers redressées ? Ou encore : qu'est-ce que c'est se tenir mal ? Qu'est-ce que c'est que mal écrire ?
Qu'on ne se méprenne pas : je suis très très sceptique quant à "l'art brut" et autres "catégories" restrictives et maladroites. Je voulais juste dire ça :
et si l'on écrivait non pour donner la parole à par exemple un enfant "handicapé" (certains n'en ont au combien pas besoin) mais si on écrivait juste parce qu'on est remué par leur écriture, l'écriture de leur corps, leurs gestes incohérents, déplacés, leur "mal se tenir"...
Voilà, j'ai fini le pain de Bertoire, il était bon, très bon, et c'était bon, aussi, de revoir mon école. C'était bon mais triste, enfin, triste, de cette drôle de tristesse pleine de bonheur et d'agacement fiévreux, nostalgique.
Les images reviennent brutalement : la cour, les marches de l'entrée à la classe unique, dans lesquelles se glissaient des vipères, la boîte aux lettres maintenant scellée, inutile. Manque le double escalier que le maire a rayé du paysage en l'emmurant...
Et puis cette joie de découvrir que le pain est là, que ce lieu n'est pas devenu une résidence secondaire mais une boulangerie, une vraie, artisanale, et tenue par des gens qui ont tout fait, tout tenté, en vain, pour sauver l'école...
Enfin ces curieuses coïncidences : je suis venue à Bertoire me frotter à mon passé parce que je passais par là, entre deux rencontres pour Le tiroir à cheveux, mais aussi parce que l'école (cette école, mais aussi l'Ecole, laïque et républicaine) fait partie de mon nouveau livre, Les adolescents troglodytes, et voilà que le temps se déplace de quelques mètres (voir plus bas, le "pain de Bertoire")... et voilà que dans mon école un boulanger cache un écrivain, un écrivain jeunesse, ça va de soi.
Merci à Bruno Sergent pour le pain, l'autorisation de publier les photos, merci pour écrire, écrire pour les jeunes (ce que je me sens incapable de faire), pour avoir essayé de sauver l'école. Merci à ceux qui l'entourent et en particulier à cet autre boulanger (celui de la photo) qui m'a ouvert gentiment la porte de mon enfance samedi dernier.
Ce pain que je viens de goûter a été produit par un déplacement spatio-temporel...
Il y a trente ans j'allais à l'école dans cette boulangerie, à Bertoire :
C'était ma mère qui faisait la classe, et quelques mètres plus loin, on s'arrêtait chercher du pain cuit au feu de bois par des vieux dans une maison où de l'eau coulait d'un bassin. L'école, une classe unique en pleine campagne sur les contreforts des Cévennes, pour moi c'était ça: l'eau qui coule et le pain chaud, les vieux.
Hier, je venais des Vans et j'allais à Valgorge, alors je me suis fais un itinéraire par Bertoire. Et là, un étonnement déroutant au sens propre : le pain est maintenant à l'école même, comme si trente ans passés, c'était aussi se déplacer de quelques dizaines de mètres, comme une plage se décale, une banquise se rétracte...
Les vieux sont morts et des jeunes louent à la mairie l'ancienne école qu'ils ont transformée en boulangerie artisanale (pain au levain naturel, très bon).
J'étais troublée, désorientée. J'ai fait plein de photos avec l'aimable autorisation d'un des boulangers mais j'attends l'autorisation des autres, qui vivent en haut de la boulangerie, pour en publier d'autres sur ce cahier et en dire un peu plus... car bien sûr, parmi ces boulangers, il fallait bien qu'il y en ait un qui soit écrivain, pour faire le tour de cet espace en décalage...