Dans ce panorama incomplet de percées et d'écueils. De jets de pierres et de flammes mercure au creux des ornières. Des souvenirs se glissent sous le flanc d'un lézard ou dans la gorge nègre d'un raccourci dans le temps, entre un mur de vacance et un jardin déchu. Une attente lisible qui embrasse le monde".
Au dire des pas, Joël Bastard, le dé bleu, 2004 (écrit au printemps 2003 sur les bords de la Loire)
Mosaïque : Prieuré de St Vincent (20 km de Montpellier)
Je découvre par Jean-Gabriel Cosculluela* cette revue, "faire part" (et je découvre aussi Jacques Dupin, auquel sera consacré le prochain numéro).
Cette revue vient du Cheylard et est très "orientée" P.O.L. (Dupin, donc, en prévision, mais aussi Lucot, Pringent, Novarina, Juliet, Noël...) : tout ça est près de chez moi (chez moi, c'est ce que j'aime lire), mais je n'en connaissais rien.
J'adore ça : voir que tout près, on y voyait rien, tellement c'est près, et c'est très beau...
La dernière revue étant bien sûr consacrée à Hubert Lucot, puisque je suis en train de lire Le centre de la France...
J'écrirai d'autant plus volontiers sur Jacques Dupin que je ne l'ai encore jamais lu (découvrir encore et toujours des écrits, alors qu'on est entouré de livres sans écriture) et que je suis convaincue qu'en "région" on peut parler littérature sans être ni sectaire ni fermé ni régionaliste justement (exemple : Le Matricule des Anges).
* Une de mes voisines et amie (enfin, je me comprends : à 6km...) m'a dit un jour "tu sais, y'a un poète dans le village, je sais plus comment il s'appelle". Alors j'avais cherché sur le site de l'ARALD qui ça pouvait bien être et j'étais tombée sur cet extrait de Jean-Gabriel C. Vit en "haute Ardèche", y'a marqué dans sa bio, donc, ce devait être lui, pour moi Haute Ardèche veut dire Ardèche d'altitude... Toute contente, parce que l'extrait en question était à la hauteur (décidément) de mes espérances, je demande à ma "voisine" c'est pas Jean Gabriel C, c'est pas Jean Gabriel C ? Ah non, ça me dit rien... Elle me passe le livre du poète en question, bref c'était de la poésie "tout ce que je déteste". La poésie, tout le monde prétend en faire, or y'a rien de plus difficile et exigeant. Et je déteste ces types qui publient (ou payent une publication) de la poésie parce que ça leur permet d'évacuer à peu de frais (paragraphes courts, rimes, exclamations) des sensations, sentiments qui les transportent ou les dépassent sans faire le moindre effort de ses mains.
Alors que
• L’écrivain est dans l’espace du retrait. Retrait trop délaissé aujourd’hui. Ici, l’écrivain tend la main et l’écriture traverse. Elle traverse l’espace du livre, elle est déjà dans la tension de la lecture.
• La main de l’écrivain se mesure à la lettre aux mouvements de l’ absence, à l’énergie du silence qui ouvre le moindre mot. Il y a celui qui traverse la frontière serrant le moindre mot dans sa main. Il y a celui qui traverse la langue ruinée et encore un autre mot, source en serrant déjà la main du lecteur.
(Jean-Gabriel Cosculluela
"D'un retrait"
Extraits d'un livre inédit, 2001, pioché chez Maulpoix)
Très souvent, "ça" n'est pas comme je m'en souvenais, comme je viens de l'écrire.
Souvent, je me dis tant pis, parce que je n'ai pas envie de modifier, et surtout : modifier ferait dévier le récit, enlèverai quelque chose d'important, casserait une métaphore soigneusement filée et emmêlée...
Par exemple le lac en hiver (voir "le ventre du lac" et "la chauffeuse, on la tutoie") est très bas.
Mais dans Les Adolescents troglodytes, il doit être en hiver comme en été, à raz de la forêt qui l'entoure, sinon, "ça" ne marche pas, "ma" descente groupée dans la tempête.
Alors cet hiver j'y suis descendue pour "rien" avec mon "grand" (car ces vérifications sont aussi, très souvent, des prétextes à promenades).
J'y suis descendue en haussant les épaules, bon, tant pis.
Mais je vérifie, quand même, souvent, même si c'est pour me dire "tant pis".
Et parfois, "ça" n'est pas pareil mais c'est tant mieux.
Parce que c'est encore plus comme "dans" le roman.
Parce que cela me permet plein de choses qui vont dans le sens de l'écriture.
Hier, je suis allée dans la grotte "vérifier" mes souvenirs (accompagnée de cette petite tête à droite, car ces vérifications sont aussi, donc, des promenades).
C'est l'ancienne maison du gardien du lac arrangée pour les touristes. Des vitres protègent les meubles d'époques et autres curiosités des mêmes touristes et curieux pour lesquels ils ont été soigneusement disposés.
Il montre Julien et Sylvain en face, les visages dans la vitre, en train de se manger du froid, appuyant des grimaces pleines de bave fraîche sur la paroi de verre dans une sorte de concours. Sylvain a gardé sa capuche et ça rend encore plus énormes les déformations de sa bouche.
Les Adolescents troglodytes, à paraître (POL, janvier 2007)
Je me suis trouvée devant la vache traversée des néons disposés au raz du sol. J'ai levé les yeux par réflexe (haut/bas, etc)...
Et j'ai pu voir que les vitrines ne vont pas jusqu'en haut.
Je le savais, mais je ne me l'étais jamais formulé : il y a un passage entre le haut des vitrines et le plafond de la grotte.
Oui, ça n'a l'air de rien, mais mes ados n'auront plus besoin de casser les vitres. Bon, c'est pas que ça les gênait beaucoup, dans l'histoire, mais ça n'avait aucune utilité autre que diégétique, et moi j'aime bien quand tout fait sens.
Je vais pouvoir travailler plus encore le corps de mes ados : il va falloir les faire se hisser et glisser au-dessus des parois de verre, il faudra qu'il s'aident, se tiennent, se portent, et ça, c'est extraordinaire, c'est exactement ce qu'il me manquait.
Mais ce n'est pas tout. Paul s'impatientait et faisait le couillon pendant que je filmais et prenais des photos et réfléchissais... Il a donc tout naturellement passé son bras entre les vitres...
Les vitres sont disjointes à certains endroits.
Je le savais, mais je ne me l'étais jamais formulé : les vitres ont de menus passages verticaux.
Mes ados vont pouvoir se faire passer des choses, voire de petites mains de sixième entre les différentes parties de la grotte, et ça c'est aussi extraordinaire, c'est aussi exactement ce qu'il me manquait.
Je n'ai pas le temps, ni la concentration nécessaire, là, ces jours-ci, pour écrire (Paul sait très bien "dé-écrire" ce qu'il me donne à décrire, parce qu'une maman qui écrit, c'est pas toujours des promenades marrantes en perspective...). Et puis, il faut que je laisse reposer ces images, mais je languis, je ne sais pas comment expliquer, je languis de me mettre à ces passages, je languis qu'ils me passent dans le bras, la main. Je languis de me les faire venir.
"Serrer une roche contre sa poitrine pour écouter les battements de son coeur. À la vue d'une gorge l'on désire s'enfoncer toujours et encore. Et puis ce corps qui se calme après la décharge. Secoué comme un linge frais aux ailes des ramiers. Dans un bleu oublié de l'infini".
Joël Bastard, Le Sentiment du lièvre, Gallimard, 2005.
Mon fils, le grand, est en train de lire Les adolescents troglodytes. Je dois rendre le manuscrit à la rentrée, il est fini, mais c'est le moment ou jamais pour changer un mot par ci par là, déplacer une virgule (je préfère être sûre de mon texte, sinon, je vais tout relire et tout vérifier au moment des épreuves). Sylvère me dit vouloir regarder quand même, si je raconte pas trop de conneries à propos des navettes (il en a été longtemps usager). Et voilà qu'il me dit "ouais, la chauffeuse, si on la connaît depuis longtemps, on la tutoie" (un de ses copains, lui aussi depuis très longtemps passager de navette - dans un autre paysage isolé- confirme).
Sauf que, tutoyer ma narratrice, ce n'est pas changer un mot par ci par là, c'est changer des pans entiers de page. Les relations entre elle et les élèves s'en trouvent modifiées. Mes personnages disaient "madame, vous" mais je sais pourquoi : je me mettais dans ce vouvoiement, en souvenir de mes élèves. Mais la conductrice n'est pas une prof. Mais mon fils et son copain ont raison. La chauffeuse, ils la tutoient, de la maternelle à la fin du collège, c'est la même, et la chauffeuse, c'est pas comme une prof.
C'est pas tout, vu mon horreur des tirets pour les dialogues, ma difficulté à écrire un discours direct trop direct (mes dialogues sont inclus dans la narration, sans même changer de phrase) ce tutoiement impose autre chose : le choix d'un prénom pour ma narratrice. Et ça, c'est quelque chose de très dur pour moi, pour des tas de raisons.
Le tutoyeur cet hiver au bord du lac des Adolescents troglodytes.
Dans Pour être chez moi, on peut dire que la narratrice vivait un peu ma vie.
Si je pouvais à nouveau marcher sous les arbres, je questionnerais encore les odeurs de l’ombre, comme sous les châtaigniers, lorsque les nuits nous gardaient, Joë, mon fils et moi, tous les trois blottis dans leur plainte. Je me demanderais à nouveau si les autres connaissent les sentiments des sous-bois, comme moi, si je fais bien partie du monde. Sinon pourquoi ma chair seule est amarrée aux mousses humides, aux feuilles craquantes, tellement fragiles, dans le même temps lavées et salies par les orages. Pourquoi moi seule je sens tout ça, ou plutôt pourquoi je me sens si seule dans les choses de l’automne. Souillée comme le dessous des arbres, si seule, à rester là, vierge et sale à la fois.
Pour être chez moi, récit, édition du Rouergue, mars 2002
Dans Pas devant les gens, lorsque des lecteurs pensaient me reconnaître dans la jeune narratrice, je leur disais de plutôt me chercher dans sa mère... Déjà, je n'étais plus celle qui dit "je", mais j'étais pas bien loin, quand même.
Le visage de ma mère est comme une pierre, les questions ne se lèvent jamais de cette roche pour attraper leurs réponses. Elles restent gravées et lourdes au bord de sa bouche. On dirait qu’elles y sont depuis toujours. Mais où veux-tu qu’on aille, elle devait déjà dire ça toute petite, quand sa propre mère lui demandait les dimanches de soleil : et si on sortait ?
Pas devant les gens, édition de La Martinière, février 2004
Dans le Tiroir à cheveux je suis rentrée dans le personnage de la voisine, ce qui m'a permis de dire "je" à la place de mon ex-voisine en vrai (je l'observais par côté et de mémoire).
Je me souviens du chagrin de ma voisine, le jour où je l’ai trouvée assise sans livre dans les escaliers de la gendarmerie (songeuse, un peu triste, entre son palier et le mien). Je me suis assise près d’elle, j’ai sorti une cigarette, elle m’a dit non merci. Elle avait les mains sur les oreilles, elle m’a dit tu sais je lis des histoires, ça me parle, mais je n’entends pas la voix de ceux qui écrivent. Il y en a qui sont morts il y a longtemps, on ne pourra jamais savoir quelle voix ils avaient.
Le Tiroir à cheveux, août 2005, POL
Dans Les Adolescents troglodytes je suis une sorcière, personnage secondaire taciturne et peu avenant (ce qui me va bien), ainsi que l'a vite compris ma Lorie :
"à très bientôt amie sorcière, la rue meurt ici
il n'y a presque plus rien à dire me concernant.
je pourrais leur faire croire que j'étais un homme" (mail de Mallaury, 9 juillet 2006)
Il habite avec sa mère un peu sorcière et les deux petits derrière le mont. Cette mère je ne l’ai vue qu’une fois, c’est peut-être une sorcière, mais c’est surtout une sauvage, qui dit bonjour comme si ça blessait ses lèvres sèches. C’est pas une bavarde. Moi j’aime pas trop parler non plus, mais je suis pas une malpolie. Son visage me dit quelque chose, mais je ne sais pas quoi, puisqu’elle parle jamais.
Les Adolescents troglodytes, à paraître (POL, janvier 2007)
Mais Pour être chez moi je me savais déjà sorcière.
Joë avait raison une fois encore. Je suis trop près de mon fils. Je l’ai aimé comme il ne fallait pas, je sais je suis sa sorcière. Il me ressemble, mais d’assez loin déjà. A ses reins il y a des fossettes parallèles aux miennes.
Pour être chez moi, récit, édition du Rouergue, mars 2002
Enfin, dans Les Mains gamines, je fais du ménage (je suis la femme de ménage de la narratrice), et ce n'est pas du tout un rôle de composition. Il me semble au contraire que le temps comme l'espace, il faut s'en occuper personnellement. S'occuper de son intérieur, de son extérieur, c'est un temps de pré-écriture. J'écris quand je conduis, quand je marche, quand je fais le ménage. Pour moi c'est ça écrire, une conscience de l'espace et du corps. Se confronter au quotidien, au sale, au temps, paysage, à l'espace, au corps. Faire son jardin, couper du bois, changer des couches, marcher, avoir le vent contre soi...
Je la regarde faire le tour des robinets avec une brosse à dents. Elle frotte en souriant pour elle toute seule.
De temps en temps, elle me regarde la regarder et sourit encore, mais plus fort, pour moi, quoi.
Je me sens embarrassante et je fais un mouvement pour partir mais elle me dit, non, restez, y’a pas de mal, si vous voulez voir. Je ne veux pas, non ce n’est pas ça, je ne veux pas vous contrôler. Elle sourit encore, mais sinon, ça fait rien, elle comprend.
À cause du magazine de la santé* (ou peut-être à cause de Jean-Philippe, encore), la narratrice du roman qui m'occupe en ce moment a une bête dans l'oreille tout le long du livre. C'est un truc à rendre folle jusqu'à celle qui l'écrit, parce que la bestiole ne peut pas faire marche arrière et tape dans le tympan. Il existe plusieurs "solutions" pour la faire sortir, sauf que, voilà, y'a pas que la bestiole, dans l'histoire, à faire sortir.
Pour l'instant, ça s'appelle Les Mains Gamines, "ça" n'a pas vraiment de sens, ça commence à s'écrire, tout doucement, et violemment aussi.
Dessin : Quikdark quand il était plus jeune (avec les fautes d'origine).
*J'adore ce magazine, je le trouve à la fois riche et simple. Si je pouvais, je le regarderais tous les jours (même si là je suis plutôt d'accord avec Martin Winckler).
Pour moi le magazine de la santé est un condensé d'images littéraires (et pas seulement grâce à Gérard Collard, qui est quand même mon libraire "people" préféré...
Par exemple, j'ai gardé aussi ça sous le coude de ma main qui écrit...
... c'est un peu normal, pour un écrivain qui essaie de comprendre le corps humain et ses variantes, ses défaillances. J'ai d'autres références aussi bien-sûr (tiens, il faudrait que je mette en ligne les biblios de mes recherches universitaires : j'ai travaillé sur "le mal au ventre d'Alex" dans le Mauvais Sang de Léos Carax, puis sur les démembrements chez Pasolini, et enfin sur ce que j'appelais "le cinéma cicatriciel").
Il y a quatre jours à peine (relisez cette note pour comprendre), je racontais comment, Nadège et moi, on marchait sur des petits points avec nos petits Paul. Comment la figure du jeu de go chez Pérec était devenu le logo de P.O.L, comment les prénoms se croisaient sur tous ces petits points et coïncidences.
C'était oublier les noms de famille...
... j'allais publier cette mosaïque de : je voulais parler de la terre et des herbes entre les morceaux. Je me demandais où choisir de marcher, sur la mosaïque ou sur la terre, les herbes ? Je regarde alors cette tête étrange, avec un orbite bleu au bas du visage, de profil...
et je lis dans le crâne de pierres fragmentées : OTCHAKOVSKY...
Nadège que vient faire cet Henry (M ? je ne sais quoi) Otchakovsky dans notre rencontre de Paul ? Ecris-tu l'avenir dans tes pierres* ?
Je rappelle aussi (voir notes du 8/07 et du 13/06) que la Nadège des Adolescents troglodytes porte ce tatouage à la nuque :
et ce bien avant que je rencontre la Nadège des pierres (ça fait beaucoup de petits points communs entre nous).
* (Pierre du Tiroir à cheveux est - aussi - l'image angoissée de mon Paul, et le petit Paul de Nadège était porteur d'une plus grande angoisse encore, qui aurait pû lui interdire la lecture du livre).
Non, les couleurs ne sont pas des sensations visuelles...
À tous les enfants et adolescents qui prennent, ont pris, ou prendront la navette, en particulier à Lola encore, à Paul, Sylvère, Hugo et Jasmin. À tous les petits loups des plateaux.
Les Adolescents troglodytes, à paraître (POL, janvier 2007)
Voilà, je viens d'écrire un livre "avec"* les jeunes de nos plateaux.
Les jeunes du Vercors, et ceux d'ici.
Il ne faut pas croire qu'ici, les seules fêtes sont des vogues centenaires, des fêtes du patois, ou encore des bals où des gars éméchés se battent à coups de chaînes. Il y en a, bien sûr, mais les "gars" dans ces fêtes là sont plus que trentenaires ou quarantenaires*.
Les jeunes, eux, ne voient pas la musique comme ça. Ils ont donc créé leur propre fête, un festival de rock, le festival des violettes.
Cette année au programme - c'est-à-dire demain : Ange, ministère magouille, les salmonelles, les vieilles valises...
C'est un festival de rock pour penser un peu :
Ce festival musical est organisé par les jeunes du village et alentours afin de proposer une animation culturelle originale en mileur rural.
Chansons françaises, rock alternatif, textes engagés, autant de qualités pour vous faire vibrer le corps et l'esprit.
En effet tous les groupes de musique présents adhèrent à une même idéologie de développement rural à échelle humaine.
C'est dans cette perspective, que sera proposé le village associatif : quelles opportunités de vie en zone rurale fragile ?
Toutes les générations sont invitées à partager cette ambiance conviviale, simple, en retrait des soucis et train-train quotidien.
Quand j'écris penser, c'est que les violettes en question, ce sont le plus souvent des pensées :
À cette époque, on est plutôt dans les épilobes, hautaines et roses...
Quand j’étais petit, je faisais des kilomètres en vélo dans les landes farcies d’épilobes, je coinçais mes roues dans les hampes pourpres encombrantes, mais je ne voulais pas faire le tour par la route.
Mais ils ont raison, les jeunes, moi aussi, je préfère les violettes, et tant pis si elles ne sont que des pensées, tant mieux si elles nous font penser.
Et aussi : "penser" n'est pas l'exclusivité de Saint-Germain-des-prés, une véritable réflexion a souvent lieu à quelque-part-les-vrais-prés remplis de pensées, heu, non de violettes...
* quand je dis "avec", je me comprends, la plupart ne sont pas au courant, et je m'autorise toute forme de faux témoignage...
* je dis "nos" jeunes, parce que je suis maman d'un garçon de 15 ans, je passe donc dans la catégorie des "vieux". Je dis "nos" jeunes parce que je parle des jeunes d'ici, mais ceux d'ailleurs, ils sont tout aussi pensants (et oui, ma bonne dame).
(mosaïque )
Je m'étais demandée, en écrivant Les Adolescents troglodytes, comment la matière d'un sol changeait quelque chose à notre rapport à la marche, à l'espace-temps du marcheur.
Et si les couleurs de ce sur quoi on marche, aussi, changeaient quelque chose à notre avancée ? Est-ce qu'on marche plus vite sur du jaune épais, est-ce que l'ocre nous ralentit ? Et sur le bleu nuit, nos pas ne sont-ils pas plus accrochés ?
Sur ces pierres de matière colorée on a envie de poser des pieds nus, y laisser une éphémère condensation, avec la curiosité des orteils, s'attardant un peu.
Je le laisse (je l'abandonne ?) et je vais voir les "gens" qui m'ont invitée, un certain Alain de l'association "Belugo", ce qui veut dire quelque chose comme "étincelle" en occitan. J'ai vécu et travaillé très près de ce village, mes parents habitent pas loin, mes beaux grands parents non plus, et donc nous nous trouvons des tas de connaissances communes. Pourtant, Alain ne m'a pas invitée pour ça, non, il ne savait pas du tout que j'avais été "du coin", mais alors pas du tout. Simplement, il avait aimé mon livre, et comme il invite des écrivains à venir rencontrer des lecteurs, il m'a contactée via P.O.L.
Il avait eu ce livre dans les mains un peu par "hasard" : et c'est de ce hasard-là dont je voudrais parler.
Sa belle-fille était enceinte. Il lui a demandé quel cadeau lui ferait plaisir pour la naissance du petit. Elle lui a répondu un livre. Alors tu le choisiras. Elle a choisit Le Tiroir à cheveux, après avoir accouché. Or sa grossesse avait été comment dire... "inquiétée" par des gynécos, qui l'avaient un peu affolée sur un handicap qui n'est resté que supposition. Elle me confiera qu'elle a choisi mon livre un peu "comme ça", parce qu'elle aime bien les livres de P.O.L., que si elle avait su de quoi ça parlait jamais elle ne l'aurait pris.
Elle a été profondément touchée par mon livre. Elle l'a fait lire à son beau-père, etc.
Pendant ce temps, j'écrivais Les adolescents troglodytes.
J'ai déjà raconté comment j'ai publié chez P.O.L. (voir "Ma Lorie m'envoie chez P.O.L.", catégorie "dos").
La première fois que j'ai rencontré Paul Otchakovsky-Laurens, je lui ai demandé pourquoi les petits points ? Il m'a expliqué son attachement à Perec, comment l'édition de La vie mode d'emploi au sein d'Hachette en 1978 a été un succès tel qu'il a pu fonder sa propre maison d 'édition : en hommage à Pérec il a donc utilisé pour logo cette figure du jeu de go (une des figures "éternelles" : le jeu est bloqué, donc il dure infiniment) qui se trouve sur le paillasson sur le palier de Bartlebooth dans La vie mode d'emploi ...
Je marche donc j'écris sur ce paillasson là, et ce n'est pas rien. Mais ce n'est pas tout.
La première fois que P.O.L. m'a appelée, j'étendais du linge avec mon petit Paul dans les pattes. J'étais très émue (je n'arrivais pas y croire) et me sentant troublée mon petit Paul* faisait un boucan du diable (du petit diable qu'il est encore). Monsieur Otchakovsky-Laurens m'a dit qu'il entendait un petit bébé ? Oui, un petit Paul, etc.
Alain de "Belugo" et moi essayant de trouver une date pour la rencontre, nous sommes tombés d'accord pour le jeudi 11 mai, ça tombe bien, m'a-t-il dit, ce sera le premier anniversaire de son petit fils, celui par qui le livre est arrivé.
J'arrive donc à Montagnac, avec un petit cadeau (un livre) pour le petit. Comment s'appelle-t-il ? Paul. Ah...
Je rencontre enfin la belle fille, nous avons une discussion très émouvante, dans laquelle j'apprends qu'elle crée des mosaïques sur lesquelles on peut marcher*, des pavages.
Le petit Paul tourne autour de nous en faisant des pas mal assurés.
Je dirai plus tard à Nadège que je suis en train d'écrire un roman dans lequel une Nadège porte sous ses cheveux le doryphore de mon beau-frère (pour voir la bebête, c'est ici).
* C'est une tautologie : "Paul" signifie déjà "le petit".
* Je les présenterai de temps en temps dans ce cahier, parce qu'elles sont belles.
En mai dernier, je suis descendue du plateau pour rencontrer des lecteurs à Montagnac.
Mais en y allant, j'ai fait une autre rencontre, une rencontre avant la rencontre. Je la raconte au présent : elle l'est encore, très présente.
Je descends du plateau. Il commence à faire chaud dès que je me retrouve "en bas". Il me faut traverser l'Ardèche méridionale, une bonne partie du Gard et un peu d'Hérault. Je n'aime pas ce Sud collant, je le connais bien, j'en ai même des bons souvenirs, mais je n'en garde aucune confiance.
La chaleur me fait ouvrir les fenêtres (pas de clim dans ma voiture bleue pour des raisons écos : nomiques et logiques).
Dans la chaleur à mi-parcours je vois un type, un clodo, assis contre une petite barrière de sécurité, recroquevillé et le pouce levé au cas où (l'air résigné. Je m'arrête. Il veut aller à Montpellier (ok je vous prends, je passe pas loin, mais hors de question que je rentre DANS Montpellier, je vous laisserai avant ou après).
Il s'assoit. Il est sale, il pue, il a un visage mangé de poils et de cheveux et sous eux un drôle d'air angélique, très, très doux et blanc cassé. Un blanc cassé pas terne, plutôt comme une lumière atténuée par les ombres des poils qui la recouvrent. Il ne veut pas mettre son gros sac à l'arrière car ça lui fait un appui (il se cale dessus, se cache derrière). On se met à parler et je m'habitue à son odeur mélangée à celles du dehors qui nous parviennent par les fenêtres ouvertes (je ne prends que des petites routes, ça sent la vigne, les marchés, les gens et la poussière).
Il est à la recherche de sa mère. Il parle, parle, parle, mais attend mes questions avant de laisser couler ses mots, comme hémorragiques. Une question, une coulée. Silence en attente. Une autre question, et ça coule à nouveau. Il m'explique sa solitude sans s'en plaindre. Personne ne le prend en stop, personne ne lui parle, jamais, depuis des années qu'il l'a cherche, sa mère, sur la route, à pied, dans le Sud. Alors je les lui pose, les questions qu'il attend.
Comment vous savez que vos parents ne sont pas les "vrais" ? Que votre mère habite dans le Sud ? Quel âge aurait-elle maintenant ? Sait-elle qui vous êtes ? Et l'autre, votre mère "adoptive" elle sait où vous êtes, que vous n'avez pas de maison ? Qui était votre père ?
Il continue d'une voix très calme, à parler, parler, parler. Il est originaire d'une très grande famille russe (peut-être polonaise). Des Russes blancs. Il en sûr, parce qu'il l'a vu dans des tableaux du 19ème siècle. C'est aussi dans ces tableaux qu'il a vu comment cette famille noble a émigré vers le Sud. Alors il me décrit les tableaux, insiste sur Caillebotte et sa lumière spectrale, sur le mensonge de la lumière (en particulier chez les impressionnistes, tous des menteurs) : elle est fausse, m'explique-t-il.
Il me parle encore de Caillebotte, des ombres en vrai et de la lumière en faux dans ses tableaux. Je le suis dans ses singulières explications. On discute de cette lumière artificielle.. C'est la première fois que je parle avec quelqu'un de cette façon sur la peinture du 19ème, et ce qu'il en dit est assez surprenant et pas bête du tout. On en revient à sa famille. J'ai bien vu qu'il était "pas tranquille" comme on dit. Parfois ses yeux sombres me regardent si intensément, ils me demandent tellement, tellement je ne sais quoi, que je me dis, quand même, c'est pas prudent. Mais il semble être si calme dans son intranquillité.
Son discours a la cohérence d'une plainte d'enfant blessé. Je le reprends, je pose les questions à l'envers et lui demande : mais votre "fausse" mère, elle vous a porté, nourri, et même, même, elle vous avait peut-être dans son ventre (il acquiesce), alors il faut lui dire, que vous êtes pas son fils, parce que, elle, comme elle vous a porté dans son ventre, qu'elle a accouché de vous, elle croît que vous êtes son fils, vous comprenez ?
Oui il comprend. Mais. Tant pis. Tant pis pour elle. Parce que. Quand on est une mère, on ne change pas de comportement quand vous avez dix ans, comme ça, tout d'un coup. Alors il raconte les brimades, les humiliations, les coups (pas les coups physiques, oh ça c'est rien, c'est pas ce qui fait le plus mal), reçus à partir de l'âge de dix ans. Les soeurs qui font rien (parce que c'est des fausses). Le père qui est mort juste avant tout ça (sauf que c'était faux ça aussi, il a bien vu que l'enterrement, tout ça, c'était tout un stratagème pour lui faire croire à sa mort, mais il est là, quelque part, ce faux père, il l'observe). Par contre, si ses faux parents se sont bien occupés de lui jusqu'à dix ans, c'est parce qu'on le leur avait demandé. On leur avait donné à élever cet héritier de grand famille de russes blancs. Il doit être l'enfant de gens très importants, sinon, les faux parents auraient été méchants avec lui dès le début. Voilà. Tout s'explique. Et il me regarde en souriant d'avoir trouvé une explication à l'inexplicable. Il me sourit très longtemps.
Je suis en retard pour la rencontre (l'autre rencontre) alors je lui demande si ça ne le gêne pas, de prendre un peu l'autoroute. Il me dit non et dès que la vitesse augmente, il s'endort. Il s' endort contre son gros sac sale. Le bruit de l'autoroute est insupportable, le vent de chaleur par la fenêtre très pénible, mais il dort, dans son ombre de poils et de cheveux, dans son odeur que je commence à trouver pas agréable non, mais je sais pas, attachante. Elle me berce à moi aussi, je ne m'endors pas mais je me sens bien à la respirer par à-coups. Je le regarde, lui il respire sans bruit, comme un bébé de quarante ans. Il dort dans ses ombres, ses souvenirs, les faux, les vrais. Il a l'air si tranquille. Je le réveille avant Montpellier. Il s'agace, non, je veux pas descendre, emmenez-moi le plus loin possible. Il se rendort, reprend son air d'une sérénité incroyable, pleine de ces ombres chaudes, rassurantes sans doute. Je le réveille encore avant d'arriver à Montagnac. Il descend et me dit merci.
Le lendemain je le croise de l'autre côté de la 113, marchant sur le côté gauche de la route sans faire du stop, la tête penchée vers l'asphalte, le dos caché et courbé par son grand sac.
Je m'en veux de l'avoir laissé. Je sais que parler lui a fait beaucoup de bien, et qu'il a toute sa vie pour rechercher une autre mère, mais de le voir si baissé maintenant m'inquiète*. Je me dis qu'avec tous ces vieux tout seuls dans le Sud, c'est trop bête. Il faudrait que je trouve une vieille fada, que je la persuade d'être une grande dame de la blanche Russie, petite-fille de tsar, tiens, la fille d'Anastasia, et qu'elle-même a eu un fils, sans le savoir, oui, il y a une quarantaine d'années, il vous cherche, quelque part sur la 113. Et faire qu'ils se rencontrent.
* Mon mari m'a dit, celui-là, il va se retrouver dans un livre. Oui, peut-être, mais quand même, ça ne suffit pas.
(voir "les chaussures de Martine Laval et le doryphore de mon beau-frère", le "webmaster", "Jean-Philippe" : suites)
Mon webmaster a un frère, qui a le même défaut que lui (c'est un homme numérique) plus un autre (il est très frileux). À part ça, c'est mon beau-frère, le seul, l'unique : que ma soeur ne s'amuse pas à se marier, je n'ai et n'aurai qu'un beau-frère. J'espère être sa seule belle-soeur : qu'il ne s'amuse pas à se marier avec une fille qui aurait une soeur, que mon mari ne s'amuse pas à divorcer pour se remarier, je suis et je veux rester la seule belle-soeur de mon beau-frère.
Parce que mon beau-frère, il m'a marquée, comme il marqué beaucoup de monde et d'espaces ( aussi, en a un bien placé, chez elle, de doryphore : j'en attends la photo, Cécile, si tu oses, mais c'est moi sa belle soeur).
La preuve, son machin à bestiole, chez lui, déchargé et au repos :
Il a même marquée Nadège dans mon prochain livre, sous les cheveux (Nadège tu es mon personnage, tu es plein de souvenirs, du rêve, je t'adore, mais c'est moi sa belle soeur).
Nadège s’appuie sur le grillage. Elle me demande si je rêve, je lui réponds non, non, je pensais, à qui, à toi, ah bon. Elle monte dans la navette, je la suis, elle enlève son écharpe, va s’asseoir, je m’installe au volant. Les autres rentrent. Je me relève. Je m’approche de Nadège et je lui demande de soulever ses cheveux. Elle soupire comme si j’allais l’engueuler mais obéit. Dans sa nuque, presque au milieu, à la racine de ses cheveux, il y a un tout petit tatouage, mon petit détail de l’autre soir (...)
Ce que Nadège a fait en montrant son tatouage à tous, c’est leur cacher l’importance et le mystère de cette petite bête, une sorte de doryphore, qui lui monte dans la tête. Et ça m’intrigue, parce que la même bestiole je l’ai vue partout, sur les bancs du jardin à côté de chez moi, mais aussi à l’envers de certains panneaux de signalisation routière, sur des portes dans le village, très discrète au-dessus d’un siège de la navette (au bord d’une fenêtre) et même sur une des palissades du chantier des gorges. Je ne m’explique pas l’itinéraire de ce doryphore.
Au doryphore de Jean-Philippe
(...)
Hiver 2005-2006
Les Adolescents troglodytes, à paraître (POL, janvier 2007)
Le plateau, nos routes, nos champs, nos forêts et nos lacs, nos volcans. Nos pas souillés goutte à goutte dans les creux.
Nos pas empêchés par le vent. Les nœuds des grillages accrochent les pertes des brouillards au bord des estives.
Je préfère qu’elles soient bues par la tourmente que sucées aussi sec par les beaux jours.
Les Adolescents troglodytes, à paraître (POL, janvier 2007)
Jeanne Bastide, Lucarnes, L'Amourier, 2006.
Je crois que je n'ai jamais rien lu de si juste sur la peur de la parole. Mais ce n'est pas la plus belle phrase de ce petit livre, tant l'écriture y est travaillée...
... C'est étrange parce que j'ai cette petite note en attente depuis un mois, je ne savais pas quoi dire, comment dire la beauté de ce texte, et voilà qu'aujourd'hui où je me décide, je vois qu'un autre blog, croisé via un autre encore* me prend mes mots de ma bouche ou plutôt de ma main : c'est donc bien une histoire de phrases impossibles à dire, de mots pris. Il ne faut pas hésiter à les prendre, ces mots de Jeanne Bastide, dans son livre, et les tenir en mémoire.
*attention il y a deux blogs de "terres de femmes" (mais ils sont l'un avec l'autre, ou l'un dans l'autre : des terres de femmes qui contiennent des terres de mémoire, ou bien l'inverse ?).
Photos de pour la couverture de La Rivière, la rivière, texte dont on m'a demandé de changer le titre.
Les photos de Cécile n'ont pas été retenues, trop froides, paraît-il. Mais je les trouvais si belles, et pertinentes, surtout celle-là :
et puis il y avait celle de mon propre lavage, un peu redondante par rapport au texte, mais si belle que je l'ai utilisée comme support de ce site :
Un après-midi vers six heures, ma mère dormait dans son bain, elle dormait sans dormir. C’était l’automne dernier, il avait plu toute la journée. Elle était comme inerte. Ni son corps ni l’eau n’avaient le moindre mouvement. Les eaux dormantes sont des eaux mortes. Et les morts, avant d’être enterrés, sont des dormeurs. Ils reposent. J’ai mis ma main dans l’eau, elle était presque froide. J’avais peur que ma mère ne puisse plus jamais se réchauffer. Elle était plus blanche que d’habitude. Je cherchais un moyen de la faire rougir sans la réveiller. Je savais comment prendre ma mère : isolée. Une grande fatigue était lisible sur son visage. Elle était blanche, blanche sur son visage blanc, elle était dure, dure sur son visage dur.
Je me suis assise sur le tapis au bord de la baignoire. Elle a ouvert les yeux, elle s’est mise à bouger, tout doucement. Elle frottait son dos nu contre l’émail. Ses mains se cramponnaient à quelque chose dans l’eau, peut-être à l’eau elle-même. J’aurais voulu penser comme elle, un peu de travers, et m’accrocher à l’eau. Le mouvement de ses mains faisait des remous et l’éclairage indirect dans la salle de bain donnait à ces tourbillons des lumières corporelles. Ses larmes étaient aussi peu discrètes que d’habitude. Je recevais ces couleurs, les siennes, cette aquarelle sur son visage, ses jambes si blanches dans l’eau, sans savoir combien de temps ma mère prendrait pour se laver. Pour émerger tout à fait, se lever comme Yaku. Revenir à nous.
Le soleil inattendu a gagné tout l’espace du vasistas, et les lumières sur la peau de ma mère sont devenues presque surnaturelles. J’ai éteint le plafonnier. Dans la pénombre corrigée par le soleil d’automne, ce soleil si particulier d’après la pluie, ses bras chauds dans l’eau froide et stagnante remuaient de très légères exhalaisons phosphorescentes.
Je me suis soudain souvenu des paroles de sa mère. J’avais très peur de ma grand-mère. Je l’ai peu connue. Elle est morte, en mer, quand j’avais huit ans. Pour moi, c’était une sorcière qui ne savait pas raconter les histoires. Pas comme mon père. Elle ne savait que prédire, effrayer. Elle parlait dans un patois breton sinistre. Elle disait : si tu le vois, ma fille, Keleren, le follet, prend garde. Il tient à la main un tison bleu, vert, bleu, violet. Il volette au-dessus des marais. Il faut ouvrir le couteau, la lame en angle droit avec le manche, comme ça, regarde. Elle saisissait de sa main sèche mon menton, et tournait mon visage grimaçant vers le sien. Regarde ! Elle ouvrait ce couteau qui ne la quittait jamais, juste devant mes yeux. Et tu le plantes en terre le plus près possible du feu. Sinon, il va t’emporter et te noyer. Keleren, c’est une âme en peine… Comme celle-là ! Elle se tournait brusquement pour désigner ma mère, qui haussait les épaules.
Le soleil avait disparu du vasistas. Je la regardais, ma mère, bouger dans l’eau mollement, comme une revenante. Sa propre mère depuis toujours, aussi loin que je me souvienne, l’avait prise pour folle. Elle me répétait tout le temps ça, ta mère est folle, folle furieuse. Et moi je répondais menteuse, c’est toi l’enragée.
Pas devant les gens, édition de La Martinière, février 2004
Dryade et Shendo avaient permis à Christian Morin de "démystifier la peur du loup véhiculée par des livres imbéciles". Ils les avait sorti d'un zoo (où ils étaient promis à une mort certaine) pour les élever au milieu des chiens de traîneaux, permettant ainsi à des milliers de jeunes une rencontre extraordinaire au sien d'une association de plein air, où l'éducation était populaire et riche d'expériences partagées.
Les loups s'étaient soumis au chef de meute, un grand Husky de Sibérie, Dayac (alias "le shérif"). Ils lapaient l'eau au lieu de l'aspirer, ils levaient la queue comme des chiens, et Shendo quémandait de la patte des caresses sur le ventre.
Mais faut croire que les livres imbéciles sont abondamment lus, encore et toujours.
Nous avons loué cette maison qui fut celle de Christian, Isabelle, Thomas et tous ceux de l'APAV, de leurs chiens et de leurs loups. À l'époque nous ne connaissions de cette histoire que ragots idiots et légendes exagérées.
Dans cette maison, j'ai écrit des livres, maladroits, peut-être, mais où j'ai essayé de ne mettre aucune idée reçue, toute faite :
Mon prof de philo dit que la peur est le premier sentiment humain, le seul. C’est aussi le seul que j’éprouve auprès d’elle. Pas d’admiration, de jalousie, pas de rivalité. Je marche en butant sur son regard qui prend dans mes yeux la place de chacun de mes pas, et pourtant je n’arrive pas à me sentir proche d’elle, je ne veux pas être près d’elle, je ne veux pas être loin, j’ai juste peur. Une peur bête et pure, toute simple, crue. La peur de ma mère.
Je pourrais en rire, à mon âge, si seulement je pouvais effacer ce regard qui se pose perpétuellement où se posent mes yeux.
La peur de ma mère, c’est comme la peur du loup. Quand on dit ça comme ça, comment savoir si on a peur du loup, peut-être est-ce lui qui a peur. Mais de quoi, de qui ? De nous, de moi peut-être.
Pas devant les gens, édition de La Martinière*, février 2004
Photos de l'interpellation : Christian Morin.
*Les éditions de La Martinière ont adopté une tête de loup (à binocle) comme emblème. J'étais loin de me douter, en écrivant ce texte, de leurs intentions de rachat, et à quel point elles sont en désaccord avec les modes de vie et même de chasse des loups (très beau texte "jeunesse" sur le loup, prédateur intelligent : Amorak, de Tim Jessell).