C'était juste avant la correction des épreuves, et cette "ligne de vie" était juste l'expression que je cherchais...
Mais tous les autres, ils te regardent à la jumelle. Dans leurs bureaux d’étude c’est pire, ils ont pas une vue assez générale, ils font leurs gribouillis, 5m3 à miner par ici, 10 à soutenir par là, alors que le bloc il fait genre 50 mètres de large, eux ils voient pas la petite fissure à gauche, ils font pas le lien avec le déséquilibre du bloc et tu sais pourquoi, parce qu’ils sont pas suspendus en face, parce qu’ils sont pas seuls, dans le froid et les rafales de vent, quand t’es même plus sûr que la corde passe dans le clou. Quand tu doutes de la ligne de vie que tu as toi-même mise en place. Y’a des endroits, des fois, personne n’y est jamais allé, tu comprends ça ?
(Les Adolescents troglodytes)
Je demande à mes élèves, avant de produire, de répondre à quelques questions autour du rideau de scène de l'opéra Shangaï peint par Olivier Debré (Il s'agit d'amener les élèves à se rendre compte de l'implication de tout le corps du peintre dans ces toiles gigantesques : 22mX14m)
Une des questions est celle-ci : Dans sa citation ("la peinture n'est que du temps devenu espace"), Olivier Debré rapproche-t-il la notion de temps et d 'espace? Expliquez.
Aujourd'hui j'ai pu lire deux phrases écrites par deux élèves différents (une fille et un garçon) : "car l'espace est plus grand que le temps" et "parce que ça prend du temps pour peindre une toile et qu'il est mort avant sa mort".
Je ne peux m'empêcher de reproduire dans ce cahier de telles perles métaphysiques.
Phrases d'autant plus renversantes qu'elles ont été écrites lundi à 11H, heure et date auxquelles j'aurais du être à la cérémonie d'adieu à ma tante et j'ai vraiment cette impression terrible : elle est morte avant sa mort, et l'espace dès lors me paraît réellement plus grand que le temps.
*La question de la relation du corps
à la production artistique
Au cours du cycle central, les élèves ont été confrontés aux ques-
tions de la matérialité et de l’espace.
En classe de 3e, les élèves vont travailler sur les relations qui s’ins-
taurent entre le corps, l’œuvre, l’espace:
– implication du corps de l’auteur dans l’œuvre en cours d’éla-
boration (grands formats, postures, gestes, occupation de l’espace);
– lisibilité du processus de production (traces laissées par le
geste créateur, par exemple);
– présence matérielle de l’œuvre dans l’espace et investisse-
ment du lieu de présentation;
– relations spatiales entre l’œuvre et le spectateur («être devant»,
«tourner autour», «pénétrer l’œuvre», etc).
Je peux m'échapper de ce climat obtus. J'écris, je lis, j'ai des échanges passionnants avec des amis, des proches, des lecteurs et, depuis quelques mois, avec des personnes inconnues de blog en blog.
Mais dans chaque classe, je vois d'autres jeunes aux yeux chercheurs, avides, se fatiguer. Ils veulent en savoir plus, il veulent voir, comprendre, aller plus loin. Ils cherchent dans mes mots, mais voilà que je m'occupe des autres, ceux qui veulent rester dans l'ignorance.
Le comble, hier, avec les quatrième : ils ont pioché au hasard "un mot perdu", ce mot, dont l'usage s'est perdu, est accompagné de sa définition. Ils doivent alors élaborer une oeuvre, dont ce mot est le titre. Un de mes élèves avait pioché un mot qui veut dire "homme ignorant". Madame, je comprends pas la définition, madame, c'est trop dur, etc. Je me suis assise à côté de lui, j'ai essayé de lui expliquer ce que le mot signifiait, puis le conduire vers une interprétation artistique pas trop illustrative.
Il m'a alors jaugée, avec tout le mépris qu'il pouvait contenir/retenir envers tout ce qui lui paraissait comme "intellectuel". Et de conclure : "j'ai toujours rien compris à votre machin". Sa camarade s'est alors exclamée : "et ben alors t'as qu'à te représenter toi !"
Des comme lui, il y en a plein. Les parents, le niveau de vie, la télé, non, je suis désolée, ça n'explique pas tout. Mais le mépris de l'école, de la culture, de la lecture, les coups de boule à la moindre insulte, à la moindre difficulté, le climat anti-intello, oui. Ras le bol d'excuser la mauvaise foi.
Je regarde ceux qui veulent comprendre le pourquoi du comment, retourner les oeuvres jusqu'à ce qu'elles fassent sens, les creuser, les observer. Ils ne sont pas nombreux. Ils ne sont pas, de loin, les "meilleurs" élèves, les plus scolaires, mais ils n'ont pas honte de vouloir savoir, ils n'ont pas honte de vouloir comprendre, ils n'ont pas honte de savoir et de comprendre, et surtout, ils se savent différents, et l'assument ouvertement. Je m'en veux n'avoir pas plus de temps à leur consacrer. Je m'en veux de perdre leur temps avec l'ignorance arrogante des autres.
J'ai envie de leur dire : ne perdez plus votre temps, sortez-vous de là, allez lire, courir, créez, écrivez, ne vous occupez plus de mes sujets, sortez de l'école !
Mais sans eux, je deviendrais folle...
Très souvent, "ça" n'est pas comme je m'en souvenais, comme je viens de l'écrire.
Souvent, je me dis tant pis, parce que je n'ai pas envie de modifier, et surtout : modifier ferait dévier le récit, enlèverai quelque chose d'important, casserait une métaphore soigneusement filée et emmêlée...
Par exemple le lac en hiver (voir "le ventre du lac" et "la chauffeuse, on la tutoie") est très bas.
Mais dans Les Adolescents troglodytes, il doit être en hiver comme en été, à raz de la forêt qui l'entoure, sinon, "ça" ne marche pas, "ma" descente groupée dans la tempête.
Alors cet hiver j'y suis descendue pour "rien" avec mon "grand" (car ces vérifications sont aussi, très souvent, des prétextes à promenades).
J'y suis descendue en haussant les épaules, bon, tant pis.
Mais je vérifie, quand même, souvent, même si c'est pour me dire "tant pis".
Et parfois, "ça" n'est pas pareil mais c'est tant mieux.
Parce que c'est encore plus comme "dans" le roman.
Parce que cela me permet plein de choses qui vont dans le sens de l'écriture.
Hier, je suis allée dans la grotte "vérifier" mes souvenirs (accompagnée de cette petite tête à droite, car ces vérifications sont aussi, donc, des promenades).
C'est l'ancienne maison du gardien du lac arrangée pour les touristes. Des vitres protègent les meubles d'époques et autres curiosités des mêmes touristes et curieux pour lesquels ils ont été soigneusement disposés.
Il montre Julien et Sylvain en face, les visages dans la vitre, en train de se manger du froid, appuyant des grimaces pleines de bave fraîche sur la paroi de verre dans une sorte de concours. Sylvain a gardé sa capuche et ça rend encore plus énormes les déformations de sa bouche.
Les Adolescents troglodytes, à paraître (POL, janvier 2007)
Je me suis trouvée devant la vache traversée des néons disposés au raz du sol. J'ai levé les yeux par réflexe (haut/bas, etc)...
Et j'ai pu voir que les vitrines ne vont pas jusqu'en haut.
Je le savais, mais je ne me l'étais jamais formulé : il y a un passage entre le haut des vitrines et le plafond de la grotte.
Oui, ça n'a l'air de rien, mais mes ados n'auront plus besoin de casser les vitres. Bon, c'est pas que ça les gênait beaucoup, dans l'histoire, mais ça n'avait aucune utilité autre que diégétique, et moi j'aime bien quand tout fait sens.
Je vais pouvoir travailler plus encore le corps de mes ados : il va falloir les faire se hisser et glisser au-dessus des parois de verre, il faudra qu'il s'aident, se tiennent, se portent, et ça, c'est extraordinaire, c'est exactement ce qu'il me manquait.
Mais ce n'est pas tout. Paul s'impatientait et faisait le couillon pendant que je filmais et prenais des photos et réfléchissais... Il a donc tout naturellement passé son bras entre les vitres...
Les vitres sont disjointes à certains endroits.
Je le savais, mais je ne me l'étais jamais formulé : les vitres ont de menus passages verticaux.
Mes ados vont pouvoir se faire passer des choses, voire de petites mains de sixième entre les différentes parties de la grotte, et ça c'est aussi extraordinaire, c'est aussi exactement ce qu'il me manquait.
Je n'ai pas le temps, ni la concentration nécessaire, là, ces jours-ci, pour écrire (Paul sait très bien "dé-écrire" ce qu'il me donne à décrire, parce qu'une maman qui écrit, c'est pas toujours des promenades marrantes en perspective...). Et puis, il faut que je laisse reposer ces images, mais je languis, je ne sais pas comment expliquer, je languis de me mettre à ces passages, je languis qu'ils me passent dans le bras, la main. Je languis de me les faire venir.
Dans Pour être chez moi, on peut dire que la narratrice vivait un peu ma vie.
Si je pouvais à nouveau marcher sous les arbres, je questionnerais encore les odeurs de l’ombre, comme sous les châtaigniers, lorsque les nuits nous gardaient, Joë, mon fils et moi, tous les trois blottis dans leur plainte. Je me demanderais à nouveau si les autres connaissent les sentiments des sous-bois, comme moi, si je fais bien partie du monde. Sinon pourquoi ma chair seule est amarrée aux mousses humides, aux feuilles craquantes, tellement fragiles, dans le même temps lavées et salies par les orages. Pourquoi moi seule je sens tout ça, ou plutôt pourquoi je me sens si seule dans les choses de l’automne. Souillée comme le dessous des arbres, si seule, à rester là, vierge et sale à la fois.
Pour être chez moi, récit, édition du Rouergue, mars 2002
Dans Pas devant les gens, lorsque des lecteurs pensaient me reconnaître dans la jeune narratrice, je leur disais de plutôt me chercher dans sa mère... Déjà, je n'étais plus celle qui dit "je", mais j'étais pas bien loin, quand même.
Le visage de ma mère est comme une pierre, les questions ne se lèvent jamais de cette roche pour attraper leurs réponses. Elles restent gravées et lourdes au bord de sa bouche. On dirait qu’elles y sont depuis toujours. Mais où veux-tu qu’on aille, elle devait déjà dire ça toute petite, quand sa propre mère lui demandait les dimanches de soleil : et si on sortait ?
Pas devant les gens, édition de La Martinière, février 2004
Dans le Tiroir à cheveux je suis rentrée dans le personnage de la voisine, ce qui m'a permis de dire "je" à la place de mon ex-voisine en vrai (je l'observais par côté et de mémoire).
Je me souviens du chagrin de ma voisine, le jour où je l’ai trouvée assise sans livre dans les escaliers de la gendarmerie (songeuse, un peu triste, entre son palier et le mien). Je me suis assise près d’elle, j’ai sorti une cigarette, elle m’a dit non merci. Elle avait les mains sur les oreilles, elle m’a dit tu sais je lis des histoires, ça me parle, mais je n’entends pas la voix de ceux qui écrivent. Il y en a qui sont morts il y a longtemps, on ne pourra jamais savoir quelle voix ils avaient.
Le Tiroir à cheveux, août 2005, POL
Dans Les Adolescents troglodytes je suis une sorcière, personnage secondaire taciturne et peu avenant (ce qui me va bien), ainsi que l'a vite compris ma Lorie :
"à très bientôt amie sorcière, la rue meurt ici
il n'y a presque plus rien à dire me concernant.
je pourrais leur faire croire que j'étais un homme" (mail de Mallaury, 9 juillet 2006)
Il habite avec sa mère un peu sorcière et les deux petits derrière le mont. Cette mère je ne l’ai vue qu’une fois, c’est peut-être une sorcière, mais c’est surtout une sauvage, qui dit bonjour comme si ça blessait ses lèvres sèches. C’est pas une bavarde. Moi j’aime pas trop parler non plus, mais je suis pas une malpolie. Son visage me dit quelque chose, mais je ne sais pas quoi, puisqu’elle parle jamais.
Les Adolescents troglodytes, à paraître (POL, janvier 2007)
Mais Pour être chez moi je me savais déjà sorcière.
Joë avait raison une fois encore. Je suis trop près de mon fils. Je l’ai aimé comme il ne fallait pas, je sais je suis sa sorcière. Il me ressemble, mais d’assez loin déjà. A ses reins il y a des fossettes parallèles aux miennes.
Pour être chez moi, récit, édition du Rouergue, mars 2002
Enfin, dans Les Mains gamines, je fais du ménage (je suis la femme de ménage de la narratrice), et ce n'est pas du tout un rôle de composition. Il me semble au contraire que le temps comme l'espace, il faut s'en occuper personnellement. S'occuper de son intérieur, de son extérieur, c'est un temps de pré-écriture. J'écris quand je conduis, quand je marche, quand je fais le ménage. Pour moi c'est ça écrire, une conscience de l'espace et du corps. Se confronter au quotidien, au sale, au temps, paysage, à l'espace, au corps. Faire son jardin, couper du bois, changer des couches, marcher, avoir le vent contre soi...
Je la regarde faire le tour des robinets avec une brosse à dents. Elle frotte en souriant pour elle toute seule.
De temps en temps, elle me regarde la regarder et sourit encore, mais plus fort, pour moi, quoi.
Je me sens embarrassante et je fais un mouvement pour partir mais elle me dit, non, restez, y’a pas de mal, si vous voulez voir. Je ne veux pas, non ce n’est pas ça, je ne veux pas vous contrôler. Elle sourit encore, mais sinon, ça fait rien, elle comprend.
Ce webmaster est aussi mon mari. C'est pour ça, les sardines.
Il fait aussi tout un tas d'autres choses.
C'est un patron, un patron de gauche (très de gauche, pas du milieu), un écolo, il est traducteur spécialisé (informatique) de l'anglais (US) vers le français. Architecte de formation, mais bricoleur, et président de l' "Association des parents d'élèves pour l'Ecole Publique des Hauts Plateaux Ardéchois"
Il s'occupe aussi de nos trois enfants, retape notre maison, débite et fend le bois, ce qui n'est pas une mince affaire (nous nous chauffons intégralement au bois, nous chauffons au bois aussi l'eau, et nous sommes à 1200 mètres d'altitude).
L'été où nous nous sommes rencontrés, il a abattu un arbre en feu et j'ai su que je l'épouserai, qu'il deviendrai le père de mes deux enfants, qu'on en aurait peut-être d'autres.
Mon frère s’est saoulé avec les autres. On a laissé mourir lentement les braises. Ils ont décidé de dormir là, dans des duvets, à la lisière changeante de l’eau. J’ai plaisanté sur leurs corps noyés de demain. Je suis monté dans notre chambre en regardant sans penser des lignes de fourmis sortir d’une fente de l’arbre mort. Je me sentais un peu mal à l’aise dans les draps, et soudain j’ai compris ce que faisaient ces fourmis. J’ai couru au-dehors.
Les flammes étaient déjà hautes devant le visage de papa, immobile en pyjama, désarmé. Je l’ai renvoyé au lit et je suis allé réveiller Axel. Il s’est dégagé brutalement du sac de couchage. Il a mis son jean en titubant et m’a crié d’aller chercher une hache, vite. Les autres ont bougé, ils étaient vraiment trop saouls, inutiles et entortillés. Ils se sont rendormis.
J’avais déjà déroulé un tuyau, mais je ne réussissais qu’à mouiller les flammes dans lesquelles je voyais le visage de papa faire non à la fenêtre de sa chambre. Du tuyau ne coulait qu’un mince jet ridicule, le captage était presque à sec. J’ai voulu transporter l’eau du lac avec des seaux. Mon frère, qui essayait de donner des coups de pieds au tronc, a crié à nouveau, arrête de faire le con, et rapporte-moi cette putain de hache.
Il a entrepris l’arbre à la cognée et j’ai reçu son corps en pleine figure.
Je voyais les épaules de mon frère bousculées par l’effort, ses bras tendus. Je voyais des flammelles au bout de ses mains fermées sur la hache prise dans la chair calcinée de l’écorce. J’entendais le grincement des fibres fumantes écartelées. Je voyais son torse sombre et rougeoyant, où crépitait la sueur et se perdaient des étincelles.
Et puis, tout s’est arrêté, et, d’un coup de pied fatigué, mon frère a fait rouler le tronc encore chaud dans la terre jusqu’à l’eau. Les éclaboussures et le bruit grésillant ont réveillé les autres, trempés, surpris, presque en colère.
Les Adolescents troglodytes, à paraître (POL, janvier 2007)
Plus tard j'ai décidé de changer de pseudo et de prendre son nom : pas dans ma vie de tous les jours, puisque j'ai déjà un nom pour ça (mon nom, le nom de mes parents), mais dans ma vie d'écrivain. Son nom pour écrire.
Sinon, il a plein de défauts mais je me les garde...
... tout le corps parce que c'est tout le corps qui s'engage à les lire, mes deux Suisses,
... tout le corps parce qu'à les lire, les mots passent par tout le corps : une façon de porter un vêtement, une peau qui déborde de graisse et de maladresse, une boule au ventre, des gestes et des grimaces, des taches et des odeurs, des tâches et des sueurs, des corps admirablement décrits dans leurs postures, leurs rapports à l'espace. Parce que ces corps s'inscrivent très justement dans des lieux peu ordinaires, des lieux pourtant pas folichons, des lieux tout bêtes et souvent délaissés par la littérature (une gravière, des terres salissantes et si peu pittoresques, une cuisine sale, une chambre dans une serre, une cressonnière, un lotissement, des lisières ambiguës).
Chez l'une l'histoire passe par les corps parce que les personnages n'ont pas de mots. Mais ce sont des mots (magistralement écrits) qui sont là pour dire cette absence de mots. Les corps sont pas beaux à voir, leurs gestes sont particulièrement déplacés, parfois obscènes et pourtant portés sur une scène qui nous oblige à regarder. Ces gestes et postures sont le langage de personnages qui nous paraissent incroyablement proches. Leurs petites manies, leurs mesquineries nous les connaissons. Pascale Kramer arrive à nous mettre dans ses livres. Parce qu'elle écrit remarquablement bien, et qu'elle réussit à nous malmener, à nous mener dans sa très personnelle écriture.
Chez l'autre il y en des mots, dans la bouche du narrateur, étrangement mis ensemble : une langue nouvelle, et curieusement pertinente.
Et moi en plus d'être lectrice (et écrivain) je suis petite-fille, nièce, cousine de paysans, j'habite en milieu très rural, et s'ils ne sont pas Suisses, mes miens, j'en connais, des Paul, qui ressemblent à celui-là, et pourtant pas tout-à-fait. Il y a ce "pas tout-à-fait" où elle excelle, Noëlle Revaz : un livre très réaliste, et pourtant à côté. Mais pas à côté parce que raté : à côté parce qu'inventif, parce que sublime (et le sublime, c'est le beau, mais pas tout-à-fait, le beau et la transgression, le beau et la peur, le décalage).
Un de mes oncles est mort de rire avant 40 ans (et d'alcool et de vie rude sans doute) : il s'appelait Paul. Il a basculé en riant, ne s'est plus relevé, ses copains de bistro lui ont dit : "Allez, arrête faire le con, maintenant, lève-toi". Quelque chose en moi ne se relève pas de cette lecture. Je suis abasourdie, sonnée.
J'ai rencontré Pascale Karmer à Genève, je n'arrivais pas à lui faire comprendre combien ses livres m'avaient marquée, je me sentais très bête. Elle m'a sourit et m'a présentée Noëlle Revaz, ou plutôt elle m'a dit : lis son livre. Puis Noëlle est arrivée, on a discuté 5 mn. Elle m'a juste dit qu'elle n'arrivait pas à se remettre à l'écriture, bien que les lecteurs réclament un nouveau livre. J'ai trouvé ça très prétentieux, pourtant elle n'avait pas l'air d'être prétentieuse. J'ai voulu y aller voir, y aller lire, et me voilà disant : mais à quand un nouveau livre ?
Toutes les deux sont Suisses, cela ne peut pas être lié à la qualité de leur écriture (et ça doit les agacer les rapprochements nationaux), mais je ne peux pas m'empêcher d'associer les montagnes et l'altitude à ce rapport aux corps et aux lieux qu'elles investissent. Il y en a même une qui est allée chercher jusque très près des flancs des vaches des impressions nouvelles dans un Rapport aux bêtes saisissant (et la littérature régionale, et la littérature sur le monde paysan, je connais, ces conneries touristico-romancées sur la beauté de la nature, l'intemporalité, le rythme des saisons : on a toujours l'impression que l'auteur a peur de se salir, ici c'est le contraire : l'auteur nous met la boue dans le nez et la bouse dans les yeux, on cligne des paupières).
Je les ai lues toutes les deux depuis un bon moment, mais je me décide à peine à en parler, maladroitement, aujourd'hui 31 mai : c'est décalé, oui, mais depuis ce matin dans le soleil gelé il neige jusqu'à recouvrir les pollens secoués à terre, et agacer les vaches, alors c'est le bon jour.