Apr 2006
la parole de Nathan
Souvent, lors de rencontres avec les lecteurs, le débat autour du Tiroir à cheveux s'oriente sur la question d'écrire pour quelqu'un : est-ce écrire à destination de quelqu'un ou écrire à la place de quelqu'un ? Quelqu'un qui n'aurait pas accès à la parole ? Question très deleuzienne, et très pertinente.

Des tas de livres donnent comme ça la parole à d'autres, un des derniers que j'ai lu L'Homme qui ne parlait pas, est assez exemplaire à ce titre.

D'autres livres sont au contraire écrits en volant la parole à ceux qui l'ont, mais qu'il faut soit-disant "aider" pour qu'ils écrivent (lire ici) à l'occasion de douteux ateliers d'écriture... Dans ces ateliers l'écrivain soit-disant "libère" la parole, de prisonniers par exemple, pour la lâcher telle quelle, en copier-coller, dans un livre... (ce n'est heureusement pas le cas de tous les ateliers...)

D'autres écritures transforment complètement la parole de l'autre, et, ce qui est encore pire, le langage de l'autre : imposer son propre langage au mépris de la langue de l'autre, ça porte un nom : la colonisation.

Et puis, parce que c'est un blog que je suis depuis longtemps, et qui me touche beaucoup, je lis ça :

Le mot de la honte.
(...)
Nathan n’était pas trop rassuré dans cet endroit où ne cessaient de passer des poneys, grands animaux qui ne lui inspiraient aucune confiance.

Et puis ce fut l’heure du goûter. Madeleine alla gentiment demander à sa monitrice si son petit frère pouvait goûter également et une queue s’organisa. J’avais dit à Nathan de suivre Madeleine et de rester bien tranquille. Comme une des monitrices avait le bras en écharpe, je lui offrais de l’aider à couper les gâteaux. Tout occupé à cela et à servir les morts de faim, je n’ai pas vu que Nathan était en train de déconner à plein tube, quand une Madeleine éplorée est venue me chercher. Effectivement Nathan se tenait assez mal, rien de grave, mais Nathan baissait son pantalon. Je rhabillais Nathan et consolait Madeleine, qui m’avoua dans le creux de l’oreille, elle était
rouge pivoine, qu’elle avait honte.

Le mot de honte. Ce petit mot de cinq lettres dans la bouche de Madeleine me fit l’effet d’un poignard. Mais un poignard à double tranchant, j’avais à la fois mal pour Madeleine, mais aussi pour Nathan.

Pendant le trajet du retour, Madeleine s’est endormie, et Nathan me tenait la main que je lui tendais. On faisait le crochet, comme nous faisons toujours quand nous sommes en paix. Il était calme. Et mignon. De cette beauté que l’on envie sur les autres enfants pour ses propres enfants. Mais cela ne parvenait pas à me faire oublier le mot de la honte.

Arrivés à Fontenay, Anne et Madeleine étaient heureuses de se revoir. Adèle extatique de revoir Madeleine. Puis les jeux reprirent entre les enfants dans le jardin. Je racontai l’histoire de la honte de Madeleine et cela fit pleurer Anne. Les yeux
rougis elle m’avoua qu’à elle aussi, de temps en temps, Nathan faisait honte. Je me suis dit même Anne. Et contrairement à ce qu’Anne avait l’air d’éprouver, je me suis senti soulagé, je n’étais plus seul à avoir honte de temps en temps.

Honte de cet enfant, de notre enfant, dont le comportement est tellement erratique de temps en temps. Honte qu’il ne puisse jouer comme les autres, obéir comme les autres, et même si les "autres" justement ne m’ont jamais intéressé. C’est terrible ce sentiment de honte parce qu’il salit tout le monde, il salit celui qui ressent la honte, celui qui inspire la honte et ceux devant qui la honte est ressentie. Mais avoir honte de son enfant. Avoir honte de Nathan. Comment est-ce possible ? J’ai honte de moi-même.

 
honte et ceux devant qui la honte est ressentie. Mais avoir honte de son enfant. Avoir honte de Nathan. Comment est-ce possible ? J’ai honte de moi-même

Philippe de Jonckheere

Des mots qui résonnent avec ceux du Tiroir à cheveux, bien sûr :

"J’ai honte de son corps tout tordu. J’ai tellement honte que je n’arrive pas à être triste.

J’essaie de le faire tenir sur la poussette, je l’attache serré avec le harnais de spéléo, mais son torse et ses épaules et sa nuque, sa tête, retombent par côté. Je coince ses pieds sur le rebord, juste au-dessus des roues. Il grogne un peu. Je m’énerve en voyant ses yeux en l’air, ses yeux toujours gardés par les nuages, aujourd’hui il n’y a pas de nuages, alors regarde-moi, Pierre, mais laisse-toi faire, écoute, tiens-toi droit, regarde-moi, mais regarde-moi. Je m’empêche de crier."

(une dizaine de fois dans le livre, quelqu'un a honte de ce gosse)

Et en lisant les mots de Philippe de Jonckheere, soudain les choses me semblent inversées : et si c'était Nathan, qui parlait (avec son corps) à la place de l'écriture de son père ? Je ne veux pas dire : ce gosse est autiste parce que son père écrit, non, pas du tout (et Bruno Bettelheim a assez fait de mal comme ça). Ce que je veux dire c'est quelque chose comme : et si cette parole allait plus loin dans l'écriture, dans l'écriture du corps, dans l'écriture tout court, ou tout du moins dans la parole. Combien de gestes déplacés n'osons-nous pas faire ? Combien de phrases non écritures par pudeur ? Combien de pantalons bien fermés ? Combien de postures de travers redressées ? Ou encore : qu'est-ce que c'est se tenir mal ? Qu'est-ce que c'est que mal écrire ?

Qu'on ne se méprenne pas : je suis très très sceptique quant à "l'art brut" et autres "catégories" restrictives et maladroites. Je voulais juste dire ça :

et si l'on écrivait non pour donner la parole à par exemple un enfant "handicapé" (certains n'en ont au combien pas besoin) mais si on écrivait juste parce qu'on est remué par leur écriture, l'écriture de leur corps, leurs gestes incohérents, déplacés, leur "mal se tenir"...




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sensibles arpions et autres clopineries
Moi, de sensibles arpions ? Mais qu'elle en dit des bêtises, cette Clopine...

(mais il faut dire, que tout ça, c'est la faute à Dolce)

C'est que moi, voilà comment j'écris :

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En marchant, en faisant le ménage, j'écris dans les gestes de tous les jours...

J'écris d'abord sans écrire, la matière gonfle dans ma tête, dans mes jambes, dans mes mains, mes pieds...

... et mes pieds, s'ils étaient sensibles, ils ne sortiraient pas par moins vingt...

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Parce que voyez-vous, chère clopine timide, là où j'ai choisi de vivre, l'agriculture n'est pas intensive, point de Casino non plus, non, mais une agriculture soumise à la terre ingrate et gelée.

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Quant aux prometteurs (pas écolos pour deux sous de machines à sous) ils viennent bien nous y agacer, ah oui : notre forêt est plantée d'éoliennes inutiles (et c'est une vraie écolo qui vous parle, je m'en expliquerai plus longuement). Y'a pire c'est sûr, mais les gros sous récoltés du vent par notre commune sont loin d'être réinvestis dans l'école publique, croyez-moi (de ça aussi, j'en reparlerai).

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Mais quand même, ça nous a fait mal d’entendre dire que là-haut c’était l’idéal, il n’y avait personne, que le vent. Les adolescents troglodytes, à paraître (POL, janvier 2007)


Bref (enfin, pas bref, long, mais...) tout ça, pour vous dire, Clopine, que votre message me fait râler, on en aurait eu, toutes les deux, des histoires de paysages littéraires, sociaux, occupés, inhabités, à se dire... et que je n'ai pas, non, non, non, de sensibles arpions !

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le prénom de ma lectrice aux mots électroniques
Je signe mes livres de la main droite (de la main gauche je ne sais rien faire) et pourtant je suis vraiment vraiment maladroite, ce qui est parfois handicapant pour une prof d'arts plastiques.

Depuis samedi, c'est tout neuf, je colle une étiquette après la dédicace, sur laquelle figure mon adresse e-mail et l'adresse url de ce site, des fois qu'il prendrait au lecteur l'envie de m'écrire, ou d'en savoir plus sur ma maladie d'écrire, mes brouillons.

Et dimanche voilà que je reçois le premier message de lecteur, je veux dire de lecteur inconnu, pas une amie, un membre de la famille ou quelqu'un qui a mon adresse e-mail dans d'autres circonstances (comme cette amie de Martin Winckler ou encore , croisée sur le blog de Dolce, qui est aussi écrivain - qui écrit de très beaux livres - ou encore les mails d'autres auteurs avec qui j'ai sympathisé dans des petits salons). Enfin, voilà, après avoir reçu des lettres papiers, mon premier message électronique de lecteur, en l'occurrence une lectrice, message très émouvant...

"vos mots, vos phrases, votre ponctuation exprimant les émotions et le sentiment d'attachement de cette mère pour son enfant, pour ses enfants, sont sensibles et beaux. peut-être parce qu'ils reprennent le quotidien, des gestes courants imprégnés d'amour. votre livre m'a emporté avec délice. merci pour ce bon moment"


émouvant, parce que tout ça, mais aussi parce que ce message était signé par une "qui porte ce même prénom, ce prénom qui n'est pas écrit dans ce livre..." (là elle cite ma dédicace).

Ce prénom que par pudeur par peur par pleurs je n'avais pas voulu mettre dans le livre, le voilà qui resurgit chez une lectrice...

merci à elle




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le pain de Bertoire (suite)


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Voilà, j'ai fini le pain de Bertoire, il était bon, très bon, et c'était bon, aussi, de revoir mon école. C'était bon mais triste, enfin, triste, de cette drôle de tristesse pleine de bonheur et d'agacement fiévreux, nostalgique.

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Les images reviennent brutalement : la cour, les marches de l'entrée à la classe unique, dans lesquelles se glissaient des vipères, la boîte aux lettres maintenant scellée, inutile. Manque le double escalier que le maire a rayé du paysage en l'emmurant...

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Et puis cette joie de découvrir que le pain est là, que ce lieu n'est pas devenu une résidence secondaire mais une boulangerie, une vraie, artisanale, et tenue par des gens qui ont tout fait, tout tenté, en vain, pour sauver l'école...

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Enfin ces curieuses coïncidences : je suis venue à Bertoire me frotter à mon passé parce que je passais par là, entre deux rencontres pour Le tiroir à cheveux, mais aussi parce que l'école (cette école, mais aussi l'Ecole, laïque et républicaine) fait partie de mon nouveau livre, Les adolescents troglodytes, et voilà que le temps se déplace de quelques mètres (voir plus bas, le "pain de Bertoire")... et voilà que dans mon école un boulanger cache un écrivain, un écrivain jeunesse, ça va de soi.

Merci à Bruno Sergent pour le pain, l'autorisation de publier les photos, merci pour écrire, écrire pour les jeunes (ce que je me sens incapable de faire), pour avoir essayé de sauver l'école. Merci à ceux qui l'entourent et en particulier à cet autre boulanger (celui de la photo) qui m'a ouvert gentiment la porte de mon enfance samedi dernier.

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Pierrot bathroom
qu'est-ce que je n'arrive pas à laver?

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Photos de la série "Pierrot bathroom",
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au loup
Je me souviens de ces graffitis sur le bord de la route qui permet l'accès au corps de la montagne. Je venais de m'installer là-bas, je croyais être en terre de souvenirs et de Résistance...

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merci à Michel pour cette lettre au procureur
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Vertacos et Padgels

Ce roman doit beaucoup de choses à beaucoup de gens, parfois presque malgré eux.


À Lola tout d’abord, qui l’a mis en route avec son beau petit poème.
À Danielle, à toutes les filles nées dans un corps de garçon.
À son frère Stéphan.
À tous les enfants et adolescents qui prennent, ont pris, ou prendront la navette, en particulier à Lola encore, à Paul et Sylvère. À tous les petits loups des plateaux.
Aux conducteurs et conductrices des navettes scolaires en altitude et aux déneigeurs concernés, nocturnes et diurnes, en particulier à Christian.
Aux Vertacomicoriens, à Stéphane le cordiste, à ceux du Truc, à ceux de Greenpeace, du Bard et des Mondins.
Aux habitants du plateau ardéchois, à tous les padgels, néo ou pas, à ceux de La Tauleigne, de Verden, à ceux de La Rajasse.
Aux professeurs des écoles et des collèges du Vercors Sud et de la Haute Ardèche, à Daniel, à Marie-Paule, à Mallaury. À Monique, ancienne institutrice de Bertoire, même si là je triche avec l’altimètre.
À tous les membres de l’Association des Parents d’Elèves pour l’Ecole Publique des Hauts Plateaux Ardéchois, en ces temps de commémoration de la loi de 1905.

Aux gardiens du Lac d’Issarlès.

Au doryphore de Jean-Philippe.

Au souvenir, à la douleur et à l’énigme de Misty.

Décembre 2005.

Les adolescents troglodytes
, à paraître (POL, janvier 2007)

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le pain de Bertoire
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Ce pain que je viens de goûter a été produit par un déplacement spatio-temporel...

Il y a trente ans j'allais à l'école dans cette boulangerie, à Bertoire :

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C'était ma mère qui faisait la classe, et quelques mètres plus loin, on s'arrêtait chercher du pain cuit au feu de bois par des vieux dans une maison où de l'eau coulait d'un bassin. L'école, une classe unique en pleine campagne sur les contreforts des Cévennes, pour moi c'était ça: l'eau qui coule et le pain chaud, les vieux.

Hier, je venais des Vans et j'allais à Valgorge, alors je me suis fais un itinéraire par Bertoire. Et là, un étonnement déroutant au sens propre : le pain est maintenant à l'école même, comme si trente ans passés, c'était aussi se déplacer de quelques dizaines de mètres, comme une plage se décale, une banquise se rétracte...

Les vieux sont morts et des jeunes louent à la mairie l'ancienne école qu'ils ont transformée en boulangerie artisanale (pain au levain naturel, très bon).

J'étais troublée, désorientée. J'ai fait plein de photos avec l'aimable autorisation d'un des boulangers mais j'attends l'autorisation des autres, qui vivent en haut de la boulangerie, pour en publier d'autres sur ce cahier et en dire un peu plus... car bien sûr, parmi ces boulangers, il fallait bien qu'il y en ait un qui soit écrivain, pour faire le tour de cet espace en décalage...



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comment (me faire) taire
Il semblerait qu'il y ait un petit problème de serveur qui m'empêche de recevoir des commentaires...
Donc, pour le moment, si vous voulez me commenter, ce qui me ferait plaisir ou pas c'est selon, mais me ferait, quelque chose, je peux intégrer vos dans le cahier. Par avance merci de vos mots.

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sous la pluie
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cordes
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Mon frère seul au-dessus des failles de la montagne, des semaines, des mois, à dormir dans une cabanne de chantier, il préfère rester suspendu solitaire qu' appeler sa grande soeur. Rigoler sans rire avec ses collègues à peine entrevus, encore encordés à la pause sandwiches. Étourdi par le silence particulier du vide, ce bruit de la solitude des centaines de mètres de pans rocheux en-dessus, en-dessous. Gardé par l'équilibre. J'essaie de l'imaginer en me souvenant des lettres qu'il m'écrivait. Il m'écrivait beaucoup avant mon opération. Je me faisais des dessins de ses lettres dans ma tête, parfois sur des petits papiers. Je griffonais un bonhomme au bout d'un fil et c'était lui.
C'est peut-être ce qu'elle fait la sorcière, des illustrations, des petits story-board à partir des histoires lues dans ses livres. C'est peut-être des dessins minuscules, ce que les autres prennent pour des gribouillis ou des grimoires.
Moi je n'arrivais pas bien à me représenter le balancement de mon frère, les mouvements de ses bras et de ses jambes, ni les grimaces de son visage. J'ai peur de l'oublier son visage. Je ne l'ai pas vu depuis dix ans. Mon frère à part comme un poisson d'en haut, pulsant dans un tressage d'acier, agité mais calme, réparant un filet Anti Sous-Marins, pour sécuriser les grosses écailles instables au-dessus des routes, soutenir les encorbellements centenaires. Je pense aux conflits potentiels, aux renoncements militaires. Mon frère installait sans y penser des filets ASM, récupérés dans l'océan après la guerre froide (il m'écrivait ça, sans y penser). Maintenant ce sont des filets tout neufs, fabriqués pour un aménagement pacifique du paysage. On continue à les appeler des filets Anti Sous-Marins, mais au lieu de se gonfler d'eaux profondes ils surplombent des routes altitudinales, presque aériennes. Des filets dynamiques et puissants, avec serre-câble, pour tenir la montagne comme on retiendrait une masse de guerre sournoise, avançant sous les eaux de l'air. Les cordistes s'en enroulent le torse, pour les hisser très haut, quand l'héliportage n'est pas possible, un peu déstabilisés par les charges, des hommes suspendus assymétriques.
Ils remontent vider les filets régulièrement, les purger des cailloux agglutinés après les tempêtes. Ils les changent tous les dix ans. Dix ans que je en l'ai pas vu.
Mon frère se moquerait de moi, si je pouvais le voir et si nous étions encore gamins. Il mettrait son visage entre les mailles énormes du filet jusqu'à ce que j' aie peur. Mon frère fier ludion, qu'elle crève cette pétasse il doit dire aux autres, sans préciser que je suis sa soeur. Mon frère il se tait, et lorsqu'il parle il a toujours des phrases contre moi. Par moments seulement il parle de son grand frère, lorsque j'étais encore ça pour lui, l'aîné. Il n' a jamais eu de soeur et jamais il ne parle des autres femmes, ça j'en suis sûre et d'ailleurs il me l'a écrit : à cause de toi, de savoir que tu vas faire ça, et puis : de savoir que tu as fait ça, je peux pas regarder une gonzesse sans avoir la gerbe.

Mon frère, c'est un homme inverse, un homme figé en l'air, il monte et descend (bien encordéWinking. Son corps se plaque dans les plis des roches pour travailler, il oublie, son visage est élisé par les éléments, marqué comme les parois. Un homme tracé mon frère, mais un homme sans mémoire, sans mémoire de moi depuis dix ans. Un homme qui ne se sait et ne se sent en sécurité que seul au milieu de rien, se reposant aux alvéoles élargies, avant de se projeter à nouveau les bras chargés de capteurs à poser, de cannules, de câbles pour les sanglages. Un homme chargé.

Les Adolescents troglodytes, à paraître (janvier 2007, P.O.L.)

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Jean-Philippe
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à toutes les filles nées dans un corps de garçon

On a pris un appart au centre de la ville avec l’argent d’EDF, on s’est installés comme un jeune couple d’étudiants. C’était un appartement tout petit, meublé, en fait encombré des objets innombrables, des bibelots et des poupées de collection de la proprio. Il était kitsch et limite insalubre, avec une seule chambre. On dormait sur le canapé un tour chacun, on changeait chaque semaine, on se partageait les corvées, comme à la ferme. Je passais le balai, je faisais la vaisselle, la cuisine, le linge. Le linge franchement j’aime bien, ça se fait tout seul, même le tri (je sais pas où j’ai lu ça, un personnage de livre les appelait les gestes des anges, les gestes d’intérieur qui se font tout seuls). Axel bricolait après le lycée, il réparait les fuites, tout ce qui foutait le camp et y’en avait beaucoup. Un jour il a tracé une saignée le long des murs pour refaire l’électricité, je l’ai traité de fou, il y avait de la poussière partout, il était tout gris et blanc. Il a passé la main sur ses paupières, et son regard est sorti de ce geste tout noir et vivant.
J’adorais notre vie à deux. Je me suis mise à réajuster mon corps comme un corsage, tous les matins et soirs. J’y passais des heures, et mon frère me rappelait les visites à notre père des jours avant, comme si je n’aurais pas eu le temps de me démaquiller et d’enlever mes clisses et mes treillages.
Je prenais du temps c’est vrai, mais c’était du temps à part, du temps pour moi, du temps pour me retrouver et même pour me modeler, du temps plastique qui me rendait confiante. Je bordais mon sexe dans la peau de mes testicules remontée, ou dans le creux de mes fesses, dans un souci méticuleux de latéralisation. Je me sculptais fille, je le faisais depuis longtemps, mais ce n’était plus en cachette, vite fait mal fait, la peur au corps d’être découverte. Alors je prenais mon temps, je retroussais ma verge avec patience. J’étirais ma peau comme on recouvre un corps endormi d’une petite couverture, par pudeur, pas peur qu’il ait froid.
Mon frère s’agaçait derrière la porte de la salle de bain. On se disputait parce qu’il me trouvait indécent, moi qui voulais être tenue, corset et gaines serrés (je les achetais dans les sex-shops ou dans les brocantes), il me trouvait indécent et démodé pour une femme, il chuchotait un soutien gorge ça suffit, même quand on a rien à mettre dedans, tes emballages ils sont vides, c’est que de la mousse. Il n’osait pas dire ça trop fort, pour une fois on avait des voisins. Pour les voisins justement, il fallait bien faire comme si j’étais une fille, et comme je ne pouvais pas être la grande sœur de mon frère (il n’avait jamais eu de sœur, il n’en aurait jamais), sans rien se dire on a pris l’attitude que les gens attendaient de nous, celle d’un jeune couple qui se ressemble.

Les visites à notre père se sont espacées, puis il ne nous a plus reconnus, et mon frère s’est forcé deux trois ans à me parler au féminin, à être tendre, attentionné devant témoins, et indifférent, agressif, parfois à me violenter au masculin, la porte refermée.
Je savais à quoi m’attendre quand je rentrais, mais ça faisait rien, j’étais si bien, presque heureuse. Les cures d’hormones, fatigantes et bienfaitrices, me rendaient mon corps, dans une fonte musculaire progressive que je mesurais impatiemment devant le grand miroir du couloir. Elles me ramenaient ce corps, et ce corps m’avait manqué si précisément que ça me blessait entre les jambes, dans ces omoplates fouillées (je me tordais pour les voir se dessiner enfin), entre mes seins débutants. Mon frère bousculait ce corps de femme qui se dépliait dans le couloir. Ce corps m’avait manqué si longtemps qu’il me manque encore aujourd’hui, par échos, par pulsations.

Les Adolescents troglodytes, à paraître (janvier 2007, P.O.L.)

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cheveux censurés
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Mais que cachent-ils sous leurs capuches ?

Vous le saurez ici...

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glace
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Je vais vous parler en français, parce que vous autres, vous ne connaissez plus ma langue. Et c’est tant mieux. C’est une langue de pauvreté, de fatigue, d’hivers si longs à passer. Vous autres, vous parlez des mots confortables. Je suis heureuse de savoir que mes enfants vivants pourront parler à leurs propres enfants dans ce confort moderne. Ah oui je suis heureuse de savoir ça. Mais je ne m’en rends pas compte. Pour l’instant, je ne sais pas vraiment tout ça. Je ne peux qu’en rêver.
Pour l’instant, et ce n’est pas un instant, c’est presque une semaine déjà que ça dure, je suis au lit, et je ne supporte plus rien. Plus rien à mes oreilles, mes yeux que je ne peux plus ouvrir, et rien et tant de choses à ce ventre où la douleur commence et revient, après avoir fait le tour de tout mon corps. Une semaine pour me débarrasser de cet enfant qui ne doit pas être. Et tant de doutes. Je suis jeune encore, elles me disent celles du Faux, et j’en aurai d’autres, des gosses. Peut-être. Sans doute. Mais si ça doit faire aussi mal, et même plus, à naître, alors j’en veux pas. Je ne peux pas le dire à Henri, que j’en veux pas. Déjà qu’il ne comprend pas : ça ne peut pas faire si mal. Pas au point de rester si longtemps couchée alors qu’il n’y a personne pour la traite. Seulement celles du Faux pour s’occuper des repas, du linge, du ménage. Il ne peut pas comprendre, alors il marche là, dans la maison vieille, et ses pas me mettent des larmes.
La maison vieille, elle n’est pas vieille encore, puisqu’on n’a pas construit la neuve. C’est le pauvre Paul qui voudra la construire, la neuve. Mais Paul n’est pas né, il n’est pas mort. Il n’existe pas encore. Ni Rolland, ni la pauvre Nénotte, ni les autres. Aucun de mes enfants vivants ou morts. Juste cette douleur à mon ventre. Mon ventre qui devient tout mon corps, mon corps qui s’étire dans cette chambre, au point que marcher sur le sol c’est marcher sur mon ventre. Et la maison vieille est quand même pas bien commode. Le parquet, je voudrais l’arracher et le brûler. Les pas d’Henri dessus me sont insupportables. J’ai mal de partout quand il marche. Je crie mais sort, sort ! Il hausse les épaules, s’assoit près de moi, et commence son livre.
Henri, il lit tout le temps, et fume. Son haleine chaude met de la buée sur la fenêtre prise dans la glace. Je regarde la glace, et la douleur me ramène à moi. Je voudrais me passer de moi, et voir cette glace, je me dirais il fait froid. Mais il fait seulement mal, mal, si mal.

Vous autres, texte inachevé, février 2005

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L'écrivain, l'enfant et le loup dans le Vercors

L’écrivain, l’enfant et le loup dans le Vercors



Fin 1998. Nous venons de nous installer sur le Vercors Sud.

Dans l’école de mon fils, il y a un projet très intéressant, l’atelier Théâtre. Il a sept ans, il adore écrire, créer, inventer des histoires. Le projet se déroule en partenariat avec une association de la ville d’en bas. Un auteur de théâtre (il se présente comme un écrivain) « monte » avec des « stagiaires » animer les ateliers. Cela débouche sur l’écriture d’une pièce de théâtre et une représentation de cette pièce en fin d’année, jouée par les auteurs, c’est-à-dire les enfants.

Nous sommes emballés. Certains parents cependant nous mettent en garde : oui c’est bien, mais l’écrivain transforme les textes, il met des mots de grands, les gamins ne s’y retrouvent plus.
En fait de mots de grands, je comprendrais plus tard qu’il met ses mots à lui, ses mots d’écrivain, transformant tout au long des ateliers, et surtout dans la phase finale d’écriture, les histoires des gamins, pour les rendre plus littéraires, plus « abouties ».


Dans le même temps, le loup fait son apparition dans le Vercors. La polémique enfle. On accuse les écolos de l’avoir introduit (une affaire plus ancienne d’élevage de loups au milieu de chiens de traîneau reste dans les mémoires). Un graffiti à caractère raciste est visible depuis fin novembre sur le muret montagne qui borde la principale route qui conduit au Vercors Sud, la fameuse route des Goulets. Il est écrit en grosses lettres « Arabes, pd, juifs, communistes, écolos, loups, ours : dehors ».
À l’arrière des voitures, on affiche ses convictions : « oui au tunnel » ou « bienvenue au loup » (les écolos sont contre le tunnel) ou encore des images de brebis égorgées « voilà ce que fait le loup » etc.

Nous venons d’un autre milieu, nous connaissons mal la situation, mais je comprends combien cette affaire de loup exacerbe les tensions propres à cette région, entre agriculteurs, néo-ruraux, écologistes, chasseurs, touristes, commerçants, etc.

L’écrivain arrive avec son projet au même moment, alors les enfants veulent mettre en scène l’histoire du loup. L’écrivain trouve cette histoire intéressante.

Nous, les parents, nous pensons que l’expression théâtrale est un lieu idéal pour laisser cette histoire s’écrire. Cette histoire relève de la culture de cette région, elle appartient aux gosses d’ici, si cet écrivain les aide à mettre des mots, des images, des paroles, des gestes, sur cette « affaire », l’atelier sera réussi.

Seulement voilà, l’écrivain n’a pas la même culture. Ce n’est pas gênant en soi, les cultures qui se mélangent se nourrissent les unes les autres. Mais l’écrivain est écrivain, il pense qu’il a pour mission d’apporter La Culture (Sa Culture, Son Ecriture) aux enfants qui n’en ont pas…

Il reprend l’embryon de scénario élaboré avec les enfants (un gamin parti aux champignons est enlevé par des loups) et fait remarquer aux enfants qu’il y a le personnage du gamin (enlevé par les loups), le personnage de sa mère (qui le cherche) mais où est le père ?

Mon fils, qui m’a rapporté la scène, hausse les épaules : « on a qu’à faire comme pour moi », et il explique notre situation familiale (une famille monoparentale), «  Y’a qu’à pas avoir de père ».

L’écrivain, depuis sa culture citadine, universitaire, artistique, interprète alors : le loup, c’est le père, ou plutôt, la peur du loup c’est la peur du père, de l’inconnu, etc. On connaît toute la psychologie à deux sous comme on dit, mal héritée de Freud et interprétée à toutes les sauces, comme si tout enfant ne délirait qu’à partir de son père et/ou sa mère.
Mais l’écrivain tient son propos : le loup est un animal à forte symbolique d’initiation, tout s’enchaîne. Il n’est plus question du paysage, du territoire, de l’avancée du loup dans les mentalités, de divisions « vertacomicoriennes », mais de parole de la mère, de l’absence du père, de mythes fondateurs… C’est plus littéraire, paraît-il.
L’histoire est transformée. À la fin, le petit garçon enlevé par les loups écrit une lettre à son père.

« La Lettre au père » est écrite.

Il ne manque plus qu’à la jouer. Comme par hasard l’acteur principal tombe malade, comme par hasard, mon fils, puisqu’il connaît bien la pièce, le remplace au pied levé, il est comme par hasard excellent dans une scène où le petit garçon enlevé par les loups est retrouvé dans une phase autistique, après un enlèvement initiatique…

On l’applaudit, on me complimente. L’écrivain me complimente, un rien condescendant.

Comme par hasard aussi, mon fils écrit à peu près au même moment une lettre à son père, qui lui répond, ils se rencontrent, font connaissance.

L’écrivain est si content, son histoire est devenue réelle, qu’il aurait déclaré à des journalistes de la ville, quelque chose comme « j’ai sauvé un enfant de l’autisme, sa mère était complètement coincée, elle ne lui avait jamais parlé de son père, grâce à moi il l’a retrouvé etc » (ces propos m’ont été rapportés, je n’ai pas pu les vérifier).

Seulement voilà, c’est pas ça. Comme disent les jeunes enfants quand on ne colle pas au texte de l’histoire qu’on est en train de leur lire : « Non, c’est pas ça, recommence ».
Ce n’est pas ça, non.

Le père, l’enfant projetait depuis longtemps de lui écrire, avec l’aide de sa mère, qui lui a toujours tout raconté de sa conception, de sa naissance, de son histoire. Les déclarations aux journalistes ne sont donc pas fondées. Mais ce n’est pas si grave.Que cet écrivain se prenne pour un psychanalyste, après tout, si ça amuse son égo…

Ce qui est grave, c’est la manipulation de la parole, de l’écriture des enfants en atelier.

L’histoire, c’était une histoire de loups, de territoires, pas une histoire de filiation ou de famille. Il est tentant pour un auteur d’enrichir une histoire de loups par je dirais un souci oedipien. Mais ce n’est pas l’enrichir, c’est faire dévier des problématiques vers d’autres.
Le Vercors Sud, terre de Résistance et de conflits larvés, a une histoire suffisamment riche, que les gamins portent en eux depuis des générations. Ce pays est aussi un pays difficile d’accès, avec une géographie particulière. Le projet du tunnel pour le désenclaver opposait les partisans du loup et les autres. Des bagarres et des agressions contre des écologistes ont suivi la présence des graffitis. La présence du loup était suffisante pour faire histoire. Les gamins ont été gênés quand l’écrivain leur a expliqué que le loup n’était qu’un masque, qu’il représentait en réalité autre chose, la figure du père. Non, pour eux le loup était bien un loup, un loup bien réel, qui égorgeait des brebis ou qu’il fallait protéger.

Pour cet écrivain, comme pour beaucoup d’autres, le public rural n’a pas « accès à la culture ». Ni littéraire, ni artistique, ni psychanalytique. Il apporte donc, depuis la ville et dans tout son dévouement, Sa Culture.
Cette façon de mener les ateliers est en contradiction même avec la chartre élaborée par cet écrivain (reproduite en annexe)
.
Pour enseigner depuis longtemps en milieu rural, pour écrire en milieu rural, pour avoir lu, étudié, observé, en milieu rural, pour vivre en milieu rural depuis toujours, la mère coincée, elle, elle a compris avec d’autres un truc tout bête : les artistes, écrivains, profs etc, permettent à la culture de s’exercer. Ils n’apportent pas une culture toute faite et pré mâchée. Sinon, ça colle pas, c’est pas ça.

Épilogue 

3 ans plus tard, l’écrivain a monté sa propre pièce (voir infos en annexe), avec un titre éponyme, un texte très proche, les mêmes personnages (avec les mêmes prénoms que dans le texte des enfants !). Qu’il se soit approprié aussi l’histoire intime et personnelle de mon fils ne me choque pas : après tout, c’est bien ça, aussi, être écrivain, ce n’est pas moi qui pourrais prétendre autre chose, mais qu’il fasse du texte une création personnelle, alors qu’il s’agissait d’un atelier, est un peu plus choquant.
Lorsque la propre pièce de l’écrivain est jouée (dont 3 représentations dans le village où nous habitions, où avait lieu l’atelier), il n’y a plus mention de l’atelier. Cet écrivain doit avoir besoin des gamins pour écrire, il leur fait croire qu’ils vont écrire eux-mêmes une histoire. En fait il pilote cette histoire, et le texte qui nous est généreusement donné sous forme de photocopies porte bien mention du véritable auteur : M. l’écrivain.

Au cas où certains s’en offusqueraient, c’est écrit noir sur blanc sur le site de l’association :
« Il arrive souvent que les créations soient inspirées des travaux réalisés en atelier avec les enfants ou les adultes. Ces textes sont alors retravaillés par M. X pour donner de la force à la verbe » (je cite avec les fautes)
Pourquoi, dès lors, ne pas mentionner, lors de ces créations, de quel atelier elles sont « inspirées »  ? Après tout, il s’est approprié un texte écrit par des enfants lors d’un atelier, mais c’était bien un texte à lui, puisqu’il avait poussé les enfants à écrire comme il l’entendait, transformant leur histoire (et réécrit « pour donner de la force au verbe », donc).

Mon fils lui continue, 7 ans plus tard, à dire : mais c’était une histoire de loup, avec des chasseurs, pas un truc sur les pères, il s’est excité tout seul !

Emmanuelle


Annexes : (ces documents sont anonymés, il ne s’agit pas pour nous de réclamer des droits d’auteurs ou de diffamer, juste de dénoncer une attitude).



La pièce :


La lettre au Père


Julien vit seul avec sa mère qui l'aime passionnément. Un jour d'automne, ils partent tous deux en forêt pour y chercher des champignons.
Un loup surgit, mi-animal, mi-dieu. Il enlève Julien et l'entraîne dans un voyage durant lequel espace et temps s'abolissent.
Julien revient mais comment dire ce qu'il a vécu et la question qui le taraude ?
Et pour la police que la mère de Julien a alertée que s'est-il réellement passé ?
Grâce à l'attention affectueuse de Marianne, une jeune infirmière, Julien peut enfin demander : "Qui est mon père ?".
La mère lui raconte et Julien décide d'écrire à celui-ci.


Un conte initiatique :

Centré sur la question des origines dont on sait quelle importance elle a pour l'enfant et dans les mythes fondateurs, la pièce se déroule sur deux plans : d'une part la réalité de tous les jours, d'autre part le monde de l'imaginaire.Le loup est un personnage mythique, un guide qui conduit Julien à travers le monde du silence vers la parole dont la mère est dispensatrice et qui l'aidera à se construire.Le texte et irrigué par une poésie qui transforme l'histoire. Les costumes apportent par leur chatoyance une note d'étrangeté qui transpose le spectacle dans un autre monde.
Un vif succès :

« La Lettre au Père » a remporté un vif succès après sa création le 2 Décembre 2001.Le spectacle a touché des publics très divers : depuis les tout petits jusqu’aux adultes en passant par les élèves de collège. Il a déclenché de nombreux échanges avec les spectateurs : aussi bien sur les partis-pris esthétiques que sur le contenu : la recherche du père et les mythologies (Anubis, le loup initiateur)

« On se retrouve face à un théâtre poétique, responsable, imagé… L’initiation est d’une grande beauté formelle, ni trop complexe, ni trop démonstrative. Et les enfants, directement concernés ou pas, y trouveront l’occasion d’une réflexion sur leurs origines. Dans le théâtre de X, si l’on parle de racines, c’est sans majuscules et au pluriel.


Charte du Y
C’est pourquoi les responsables artistiques et culturels réunis à Grenoble le 9 Mai 2004 dans le cadre du Séminaire organisé par le Z ont décidé de rédiger cette charte.

Le Y est un réseau de rencontres et d’échanges de jeunes par le théâtre en même temps qu’un mouvement artistique pluriel.Il est constitué de professionnels qui ont choisi de travailler avec des jeunes, qu’ils soient en formation ou jeunes professionnels.
Un Réseau Européen d’Echanges de Jeunes par le Théâtre : il est un lieu où les artistes, les groupes, les compagnies et les jeunes partagent leurs pratiques, leurs expériences, et leur vision du théâtre. Il est un laboratoire international de théâtre.
Un mouvement artistique pluriel : il est un flux continu d’idées et de poétiques différentes dans lesquelles se reconnaissent des valeurs et des objectifs communs.
Le Y met au centre de sa réflexion l’être humain. Il considère le théâtre comme le support d’un développement qui fait d’un homme « l’Homme ». La recherche de la beauté est partie intégrante de ce processus.
Il considère aussi le théâtre comme un lieu de rencontres de la Cité (la « polis » grecque) c’est à dire un lieu où les citoyens expriment et discutent leur vécu et leur vision de l’homme et de la société.
Le Y coopère à la construction d’un espace européen pacifié, démocratique, tolérant et solidaire, ouvert sur le monde et contribuant à la paix.

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nos pas sur la terre gelée


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Je me suis mise au milieu de ça, de nulle part, et les enfants en ont fait notre chez nous en quelques jours. Ils jouent et font du bruit pendant que j’installe nos affaires. Je me suis débarrassée du souvenir imprécis de leurs pères. L’espace sur le plateau est presque sans limite.

Le froid sur mes mains, sur la terre creuse des gerçures. J’examine ma peau douloureuse. Je devine du bout des doigts comment se termine loin de moi le corps de ces hommes. J’ai déjà vérifié cette incompatibilité entre leur dénouement sans fin et le mien, jusqu’à quel point nos solitudes ne se compléteraient jamais, avec quelle facilité elles ne sont complices que pour agrandir encore ce jeu, ce mal ajustement entre nous.

Pour être chez moi, récit, édition du Rouergue, mars 2002

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cheveux tirés, cheveux libres


Cliché 2006-04-17 14-55-16



À la maternité ma mère venait me voir tous les jours avec Pierre dans la poussette. Je me sentais rassurée par sa présence ridicule et raide. Je l’attendais, ma mère ouvrait la porte, il était là, inutile, immobile, mais j’avais bêtement besoin de lui. Ma mère m’a confiée en avoir honte, maintenant, ça commençait à se voir, oui mais toi, c’est sûr, si c’était toi qui t’en occupais, tu comprendrais, tu te rends pas compte.
Elle devait faire deux trois courses, je lui ai dit laisse-le moi, vas-y, prends ton temps, mais si je t’assure.

Elle a callé la poussette entre mon lit et la fenêtre, près du berceau transparent. Je me suis levée pour regarder dormir Titouan et remonter le corps de Pierre qui s’affaissait un peu. Il avait les yeux et la bouche ouverts, mais dans cette ouverture un souffle de sieste, alors j’ai mis la poussette en position allongée, et ses paupières se sont fermées mécaniquement, comme celles des poupées aux yeux dormeurs.
Un de mes ex-copains a ouvert la porte sans frapper, il était confus, si troublé d’être là qu’il n’a rien dit. Il a posé sur la table de nuit un paquet de châtaignes grillées. Je me suis recouchée. Il est reparti, presque timide.
Titouan dormait resserré dans une couverture roulée. Il était encore tout ridé, ses yeux étroits, tout petits petits dans son visage, et une bouche comme un trait de plus, un front avec des tressaillements juste en dessous de sa tête chevelue brune presque poilue (des cheveux des poils jusque dans le dos). J’ai pris le paquet de châtaignes, elles étaient encore chaudes, j’ai mangé lentement. Pierre a ouvert les yeux quand j’ai reposé le carton gras sur la table de nuit. Je me suis levée à nouveau, je l’ai détaché, je l’ai porté jusqu’à mon lit. Titouan s’est mis à pleurer, je l’ai sorti de son bocal pour le prendre avec nous. On a fait connaissance tous les trois. Je les ai caressés sur la tête, et mes mains noircies par les châtaignes ont teinté leurs cheveux, leurs fronts jusqu’aux yeux.

Ma mère est entrée, avec plein de paquets et un regard qui me jugeait. Elle a posé ses sacs, elle est allée vers le coin douche fouiller dans mes affaires. Je pouvais entendre sa respiration agacée. Elle est revenue avec un gant mouillé et s’est mise à débarbouiller mes enfants en faisant des commentaires. Je les tenais fort contre moi, elle essayait de dégager mes bras pour atteindre leurs visages, ils criaient tous les deux, et moi plus fort qu’eux, mais si j’allais le faire, bien sûr que si.


Le Tiroir à cheveux, août 2005, POL


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