Attestation
Je soussigné(e) :
Nom : XXX*
Prénoms : Emmanuelle, Michèle
Date et lieu de naissance : 15 septembre 1969
Profession : Professeur agrégé
Adresse : XXX en Vercors
Lien de parenté avec les parties : aucun
Lien de subordination à leur égard, de collaboration ou de communauté d'intérêts entre les parties : aucun
Sachant que l'attestation sera utilisée en justice, et connaissance prise des dispositions de l'article 161 dernier alinéa du Code Pénal, réprimant l'établissement d'attestation faisant état de faits matériellement inexacts,
Déclare : connaître Madame Danielle XXX depuis septembre 1985, date à laquelle nous étions dans la même classe au lycée. À cette époque, nous étions assez proches et Danielle m’avait déjà parlé de son désir de devenir une femme. Par ailleurs, étant en confiance avec moi, elle n’hésitait pas, lorsque nous étions seules, à se travestir, afin de se sentir plus à l’aise, plus en « conformité » avec ce qui paraît être à mes yeux sa véritable identité. Je peux donc témoigner en toute sincérité que Madame Danielle XXX a depuis son adolescence eu le désir profond et comme une nécessité de changer de sexe.
Emmanuelle XXX*, le 25 septembre 2004,
* (j'ai évidemment témoigné sous mon vrai nom, mon nom de naissance, et pas sous mon nom de femme mariée, qui n'est qu'un nom d'usage et un pseudonyme)
Les trois garçons reviennent avec des chiffons couleur crème autour des hanches et nous interdisent le moindre mot. Je me sens un peu gourde dans mon drap poussiéreux alors je dis rien, et les petites cachent leurs rires de souris derrière le leur.
Nadège, maintenant d'une main sa couverture bien fermée, pose un paquet de cigarettes presque en lambeaux sur le manteau de la cheminée.
Sylvain se penche vers Nadège, il la prend par la main, la relève, et lui demande de le suivre.
Ils se cachent derrière le râtelier, on entend Nadège s’extasier, puis Sylvain ramène sa princesse : il lui a dégotté une belle robe noire et rouge début du siècle dernier, ouais, Adèle, elle était sur lit. Sans doute la tenue dominicale. Nadège splendide, vraiment, tourne sur ses sabots en souriant, en faisant des courbettes. Ses cheveux noirs et humides glissent le long des froufrous. On applaudit pour la deuxième fois.
Chut, nous intime Sylvain, en désignant le poupon dans le berceau près de la cheminée.
(...)
Je vois par la porte laissée entrouverte le rouge palpitant de la troisième cigarette de Nadège, qui prolonge son bras noir de plus de cent ans.
Les Adolescents troglodytes, à paraître (POL, janvier 2007)
Je voulais retrouver, relire, me remettre dedans, encore un fois, ce passage que j'ai lu aux feuilles d'automne*, parce que c'est dans ce passage que ma narratrice va se donner/trouver un prénom, rendu nécessaire par le tutoiement des gamins qu'elle transporte (voir "la chauffeuse, on la tutoie").
D'ailleurs la phrase exacte de Sylvère est "les chauffeurs qu'on connaît bien/voit souvent ou les tutoie par leurs prénoms"
J'écris "se" donner/trouver parce que (et la remarque de Sylvère tombe très bien) "se" chercher un prénom fait aussi partie du "parcours" trans. Il ne s'agit pas forcément de féminiser (ou masculiniser) un prénom déjà porté, mais aussi renaître dans son vrai corps et de cette seconde naissance les trans en sont à la fois acteurs et sujets (les filles en particulier, dont l'opération implique les mêmes soins que pour une accouchée).
J’avais pris beaucoup de calme aux soins post-opératoires, qui m’occupaient chaque jour au moins deux ou trois heures en tout. Je les faisais patiemment, je me sentais excessivement sereine. J’essayais de ne pas toucher mon clitoris, un reste du gland préservé et innervé. Il était tellement sensible que mettre des jeans m’était difficilement supportable. Les exercices de dilatation avec des godes chirurgicaux étaient plutôt désagréables, mais j’avais rencontré chez le kiné une jeune maman avec qui j’étais devenue copine, et j’aimais bien la retrouver. Je lui parlais de ma seconde naissance. Elle me racontait sans pudeur son épisio ratée, sa colère, ses problèmes de relation avec le bébé, le père inutile, le grand frère inquiet, tous les soucis sans fin des suites de couches. Je la surprenais en train de faire des petits crobards. Elle refermait vite son cahier en rougissant, je voudrais bien écrire un roman, et ça devient toujours une BD sans bulle, mes mots sont introuvables. Elle pleurait à mon histoire, je m’étais confiée totalement, elle était si nature, fraîche, blanche, belle, sincère. Je sentais qu’elle pleurait sa propre histoire en écoutant la mienne, mais ça nous faisait tellement de bien à toutes les deux, ces pleurnicheries intimes.
Appeler ma narratrice Adèle, c'est aussi rendre hommage à ce livre, qui compte beaucoup pour moi, et qui de toute façon était déjà très présent dans Les Adolescents troglodytes où il y a bien sûr une ferme engloutie par une retenue d'eau.
Et à ce passage extraordinaire, dans lequel Adèle Cotte, donc, est tuée par le taureau de Leppaz, surgit des eaux.
J’aimais beaucoup aller voir les chevaux, les entendre, les entendre bien avant de les voir. Pas les entendre, non, plutôt sentir leurs bruits peser sur le sol, des centaines de mètres tout autour. J’aimais marcher sur leurs vibrations étirées, corpulentes. Je me laissais trembler dans leurs trots écartant les fibres de la terre, lourde elle aussi, malmenée.
J’étais dans un livre qui ne me quittait plus. Je l’avais emprunté à la bibliothèque du lycée parce qu’il décrivait la lutte contre une inondation dans la montagne. Je m’étais embarquée dedans et j’avais décidé de ne jamais le rendre. Il y avait un passage très beau, où une vieille dame se faisait éventrer par un grand taureau sortant des eaux qui recouvraient les champs. Le bruit des chevaux remontait dans mon corps avec ce souvenir, et je me suis jurée un soir de choisir le prénom de cette vieille pour ma seconde naissance, en espérant finir toute ratatinée comme elle, toute menue, dans un corps à corps démesuré avec le paysage en mouvement.
Les Adolescents troglodytes, à paraître (POL, janvier 2007)
Tiens, j'avais complètement oublié que ce livre portait la marque de mon beau-frère, comme quoi la grosses bête cachait la petite dans mon souvenir.
* pp 327 à 331 de l'édition en folio, lecture dans "bibliothèque idéale aux feuilles d'automne", page entre voir.
Il faut dire que cette fille, Danielle, a été aussi "ma" première fois, ou plutôt la première personne avec un corps de garçon, et c'était au bord du lac où descendent les Les Adolescents troglodytes, ce qui n'est pas rien. Mais de ça j'en reparlerai. Du lac, où je suis revenue, d'elle, de son frère, des garçons. Des coïncidences de ce livre (parce qu'au moment où j'en avais commencé l'écriture, cette fille m'a aussi contactée pour me demander de témoigner au tribunal en vue de son changement d'identité, et c'était aussi le moment où je venais de retrouver ce lac avec mon mari... et encore d'autres étrangetés, mais plus tard sinon...).
Cette fille a donc logiquement été la troisième à lire/vérifier mon manuscrit (le premier comme presque toujours c'est mon mari, le deuxième mon éditeur, le quatrième est mon ami Pascal, qui vient d'emporter la chose chez lui... le cinquième sera mon fils Sylvère - à cause de son expérience des navettes scolaires en zone de montagne, et parce qu'il me l'a demandé, et parce qu'il est assez grand, et parce qu'il se sent concerné par les ados bien sûr, mais aussi par la cause trans, comme tout citoyen qui se respecte - et la sixième devrait être Ma Lorie - et Ma Lorie c'est POL, mais sur cette histoire aussi il faudra que je revienne).
Et voilà que mon amie Danielle m'écrit ses impressions d'après lecture, puisque je le lui ai demandé.
Petits extraits de ses remarques et mes réponses :
page 56 : sodomisé e ?
- sodomisé : elle ne peut l'être que dans son corps de garçon (pour elle) Pour elle c'est la seule façon d'être pénétrée dans son corps (encore) de garçon, mais elle n'aime pas. Donc elle ne sera jamais sodomisée puisqu'une fois dans son corps de fille, elle peut l'être vaginalement (tiens, un néologisme) (...) J'ai bien conscience que beaucoup de filles aiment la sodomie (...) pourquoi elle elle devrait aimer, juste parce qu'elle a eu un corps de garçon en étant une fille qui aime les garçons ? Enfin bref je me comprends !
page 57 : plusieurs accords de genre : sodomisé e, cogné e, esseulé e, rhabillé e ?
Oui j'alterne volontairement les deux : elle a une expérience "malheureuse" avec un type qui ne comprend rien et la ramène a son "statut" de trans non opéré(e)
page 65 : démodé e ?
Oui là encore c'est le regard gêné du frère, donc au masculin, même si j'ajoute "pour une femme" c'est exprès
page 72 : reconnu e ? mais tu faisais sans doute référence au petit garçon...
Oui, il ne reconnaît pas le petit garçon
page 74 : reconnu e ? (deux fois)... idem
Oui idem
Les accords de genre ils en principe tous "pensés" mais je vais vérifier : il y a son enfance au masculin mais surtout il y a une impression qui persiste parfois : elle se met au masculin quand elle pense que les autres la voient au masculin. Ou quand elle se juge.
Mes deux petits commentaires, bon tu vas peut-être me trouver tatillonne car c'est vraiment du détail et j'en fais pas une affaire mais comme tu m'as demandé mon avis :
page 57 : tu écris : C’était ridicule exagéré et cette fois vraiment monstrueux, d’autant plus qu’y penser me faisait bander ... ben je trouve pas que ce soit si réaliste que ça, plutôt "m'excitait" sans forcément "faire bander".
page 69 : tu écris : J’ai abandonné mes études, j’ai travaillé comme serveuse hôtesse, ben je trouve que c'est ta seule petite concession à un cliché sur les trans... parce que j'ai interprété "serveuse hôtesse" comme serveuse de bar à hôtesses (c'est ça non ?) et pourquoi renvoyer à truc de sexe vénal ? est-ce que ça apporte vraiment quelque chose au personnage, si ce n'est le relier à ce à quoi on nous assimile malheureusement quasi systématiquement ?
Tu m'aides beaucoup : par ex serveuse hôtesse j'hésitais, donc tu me confirmes mon impression.
Quand à la phrase où elle dit "bander" oui c'est vraiment bander que je veux dire, mais il peut y avoir confusion avec excitée, je vais carrément parler d'érection, car je veux l'encombrer, juste avant son opération, d'un machin de mec qui se lève !
tes descriptions de la trans sont extrèmement justes ! j'en suis même un peu bluffée, il y a bien sûr un peu ce dont je t'ai parlé mais il y a aussi des trucs que tu as trouvé toute seule et qui sont tellement vrais, dans les émotions, dans ses sentiments, dans ses douleurs intérieures...
Bref, je suis profondément touchée et reconnaissante de ce que tu as écrit, bouleversée quoi. Ben ça alors, tu peux être fière de toi !
Je trouve aussi génial le parti pris de parler à la première personne, je suis sûre que les lecteurs s'identifieront plus facilement au personnage, alors qu'il est tellement difficile d'appréhender ce que nous ressentons.
ce que tu dis me fait plaisir : sur ce que j'aurais trouvé toute seule : mais non je dois dire que c'est assez facile pour moi de me mettre à la place d'une fille, même si elle a un corps de garçon alors que l'inverse me serait impossible. J'ai juste transposé ce que je ressens : par ex tu m'avais dit toi même pour les suites opératoires, ayant accouché c'était fastoche d'imaginer. Sur le désir idem. sur la difficulté d'être une femme : ben je connais... etc. il me suffit de m'imaginer avoir un pb de corps, et j'en ai eu d'autres. Et puis aussi : je m'intéresse quand même au sujet, à la représentation des trans (je déteste ce terme, je te dirai pourquoi). J'ai aussi déjà réfléchi au pb de la transexualité à propos de mes enfants (bon, il ne semblerait pas que ça les concerne mais pour Paul c'est trop tôt pour savoir). Dans la même idée impossible pour moi d'écrire autrement qu'à la première personne, puisque ce sont justement mes propres sensations transférées. encore une fois je ne pourrais pas parler à la placer d'un garçon qui aurait un corps de fille !
On a pris un appart au centre de la ville avec l’argent d’EDF, on s’est installés comme un jeune couple d’étudiants. C’était un appartement tout petit, meublé, en fait encombré des objets innombrables, des bibelots et des poupées de collection de la proprio. Il était kitsch et limite insalubre, avec une seule chambre. On dormait sur le canapé un tour chacun, on changeait chaque semaine, on se partageait les corvées, comme à la ferme. Je passais le balai, je faisais la vaisselle, la cuisine, le linge. Le linge franchement j’aime bien, ça se fait tout seul, même le tri (je sais pas où j’ai lu ça, un personnage de livre les appelait les gestes des anges, les gestes d’intérieur qui se font tout seuls). Axel bricolait après le lycée, il réparait les fuites, tout ce qui foutait le camp et y’en avait beaucoup. Un jour il a tracé une saignée le long des murs pour refaire l’électricité, je l’ai traité de fou, il y avait de la poussière partout, il était tout gris et blanc. Il a passé la main sur ses paupières, et son regard est sorti de ce geste tout noir et vivant.
J’adorais notre vie à deux. Je me suis mise à réajuster mon corps comme un corsage, tous les matins et soirs. J’y passais des heures, et mon frère me rappelait les visites à notre père des jours avant, comme si je n’aurais pas eu le temps de me démaquiller et d’enlever mes clisses et mes treillages.
Je prenais du temps c’est vrai, mais c’était du temps à part, du temps pour moi, du temps pour me retrouver et même pour me modeler, du temps plastique qui me rendait confiante. Je bordais mon sexe dans la peau de mes testicules remontée, ou dans le creux de mes fesses, dans un souci méticuleux de latéralisation. Je me sculptais fille, je le faisais depuis longtemps, mais ce n’était plus en cachette, vite fait mal fait, la peur au corps d’être découverte. Alors je prenais mon temps, je retroussais ma verge avec patience. J’étirais ma peau comme on recouvre un corps endormi d’une petite couverture, par pudeur, pas peur qu’il ait froid.
Mon frère s’agaçait derrière la porte de la salle de bain. On se disputait parce qu’il me trouvait indécent, moi qui voulais être tenue, corset et gaines serrés (je les achetais dans les sex-shops ou dans les brocantes), il me trouvait indécent et démodé pour une femme, il chuchotait un soutien gorge ça suffit, même quand on a rien à mettre dedans, tes emballages ils sont vides, c’est que de la mousse. Il n’osait pas dire ça trop fort, pour une fois on avait des voisins. Pour les voisins justement, il fallait bien faire comme si j’étais une fille, et comme je ne pouvais pas être la grande sœur de mon frère (il n’avait jamais eu de sœur, il n’en aurait jamais), sans rien se dire on a pris l’attitude que les gens attendaient de nous, celle d’un jeune couple qui se ressemble.
Les visites à notre père se sont espacées, puis il ne nous a plus reconnus, et mon frère s’est forcé deux trois ans à me parler au féminin, à être tendre, attentionné devant témoins, et indifférent, agressif, parfois à me violenter au masculin, la porte refermée.
Je savais à quoi m’attendre quand je rentrais, mais ça faisait rien, j’étais si bien, presque heureuse. Les cures d’hormones, fatigantes et bienfaitrices, me rendaient mon corps, dans une fonte musculaire progressive que je mesurais impatiemment devant le grand miroir du couloir. Elles me ramenaient ce corps, et ce corps m’avait manqué si précisément que ça me blessait entre les jambes, dans ces omoplates fouillées (je me tordais pour les voir se dessiner enfin), entre mes seins débutants. Mon frère bousculait ce corps de femme qui se dépliait dans le couloir. Ce corps m’avait manqué si longtemps qu’il me manque encore aujourd’hui, par échos, par pulsations.
Les Adolescents troglodytes, à paraître (janvier 2007, P.O.L.)