Christian Jacomino, directeur de l’atelier de lecture et de pédagogie du français “Voix haute” (voir les coulisses ici) m’a commandé un texte pour son expérience pédagogique très intéressante, et nécessaire, de “lecture collective sur grand écran” , très justement nommée “mots choisis”.
Car savoir lire c’est savoir écrire, et savoir écrire, c’est avoir la possibilité, voire “la permission”, de s’exprimer librement et consciemment, sans se laisser malmener par un vocabulaire limité, aléatoire, parfois tellement mal maîtrisé qu’il en devient péremptoire : c’est la pauvreté d’un vocabulaire qui décide de ce qu’on va écrire, et, petit à petit, la pensée se soumet, se laisse guider, toute rétrécie faute de pouvoir être écrite et communiquée.
Nous avons reçu ce papier en salle des profs :
“Objet : autorisation parentale certifiée pour mineur pour interuption scolaire
Je soussignée Lucien XXX, née le XXX1962, demeurant à XXX, en ma qualité de père de quentin XXX, né le XXX, demande l’autorisation pour mon fils à arrêter l’école à partir du 8_06_2007, car il doit commencer son apprentissage (…)
J’atteste avoir le plein exercice de la puissance parentale à l’égard de cet enfant.”
Je ne commenterai pas les fautes d’accord de genre, ni l’absence de majuscule pour le prénom, ni l’absence du “r” dans “interruption” (peut-être une coquille), ni la formulation un peu malaisée (“demande l’autorisation à arrêter”), mais par contre “le plein exercice de la puissance parentale” m’inquiète.
La pauvreté du vocabulaire, l’approximation, l’idée qu’un mot ou un autre “c’est pareil”, sont révélateurs dans cette lettre d’un certain état d’esprit.
Cette expression “puissance parentale”, car cette expression, mélange de l’expression “puissance paternelle”, qui n’est plus en vigueur depuis 1970, (le père en question avait alors 8 ans !) et “autorité parentale” (partagée entre les deux parents) parle plus qu’elle ne dit…
Elle parle d’une tendance réactionnaire, un repli vers des valeurs excessivement autoritaires, absurdes, et tellement mises en valeurs dans notre nouvelle vie politique…
Elle parle du machisme ambiant de nos campagnes.
Mais elle parle surtout de cette vacance du mot recherché, introuvable. Elle parle de l’absence de choix : quand les mots ne peuvent pas être choisis, quand le choix de mots est trop limité.
Elle parle de cette autorité excessive du père, qui décide à la place de son enfant, mais aussi de ses professeurs : à quoi sert l’école en juin, alors que l’enfant va commencer un apprentissage, à quoi sert d’apprendre encore un mois ? Le père manque de mots, pourquoi le fils aurait la possibilité d’en connaître plus ?
Voilà, c’est parce que des lettres comme celles-là sont si “malécrites” (comme malentendants, malvoyants) que le projet de Christian me touche et me concerne, nous concerne tous.
Or, comme par hasard* (mais ce ne peut pas être un hasard), pour le texte qu’il m’a commandé et que j’ai commencé d’écrire j’avais choisi ce sujet de la “puissance parentale” : l’histoire d’une fille qui devient majeure à 19 ans, un jour, d’un instant à l’autre, parce que la loi ce jour-là changé...
En quelques secondes j’étais libre, non, délivrée. Normalement, j’avais pas le droit d’écouter la radio. J’avais le droit de rien d’ailleurs. Mais le père était dehors et la mère aux courses, et le silence dans cette maison était celui d’une cave, humide, froid, putride un peu. J’étais à genoux pour gratter le carrelage, le visage dans le mouillé, dans l’odeur de la serpillière et la morve de mes larmes. Je me suis relevée pour chercher un mouchoir et j’ai vu le poste, l’objet culte du vieux, sa propriété, son bien, contre lequel il restait collé des heures l’oreille siamoise, comme je pouvais le détester. Je le détestais si fort que je crois parfois le détester encore, même mort“
(Extrait de Majeure, texte en cours d’écriture pour ”Mots choisis“).
* L’idée vient d’une amie de mon mari qui nous a raconté comment elle est devenue majeure par surprise à 19 ans.