la parole de Nathan
Souvent, lors de rencontres avec les lecteurs, le débat autour du Tiroir à cheveux s'oriente sur la question d'écrire pour quelqu'un : est-ce écrire à destination de quelqu'un ou écrire à la place de quelqu'un ? Quelqu'un qui n'aurait pas accès à la parole ? Question très deleuzienne, et très pertinente.

Des tas de livres donnent comme ça la parole à d'autres, un des derniers que j'ai lu L'Homme qui ne parlait pas, est assez exemplaire à ce titre.

D'autres livres sont au contraire écrits en volant la parole à ceux qui l'ont, mais qu'il faut soit-disant "aider" pour qu'ils écrivent (lire ici) à l'occasion de douteux ateliers d'écriture... Dans ces ateliers l'écrivain soit-disant "libère" la parole, de prisonniers par exemple, pour la lâcher telle quelle, en copier-coller, dans un livre... (ce n'est heureusement pas le cas de tous les ateliers...)

D'autres écritures transforment complètement la parole de l'autre, et, ce qui est encore pire, le langage de l'autre : imposer son propre langage au mépris de la langue de l'autre, ça porte un nom : la colonisation.

Et puis, parce que c'est un blog que je suis depuis longtemps, et qui me touche beaucoup, je lis ça :

Le mot de la honte.
(...)
Nathan n’était pas trop rassuré dans cet endroit où ne cessaient de passer des poneys, grands animaux qui ne lui inspiraient aucune confiance.

Et puis ce fut l’heure du goûter. Madeleine alla gentiment demander à sa monitrice si son petit frère pouvait goûter également et une queue s’organisa. J’avais dit à Nathan de suivre Madeleine et de rester bien tranquille. Comme une des monitrices avait le bras en écharpe, je lui offrais de l’aider à couper les gâteaux. Tout occupé à cela et à servir les morts de faim, je n’ai pas vu que Nathan était en train de déconner à plein tube, quand une Madeleine éplorée est venue me chercher. Effectivement Nathan se tenait assez mal, rien de grave, mais Nathan baissait son pantalon. Je rhabillais Nathan et consolait Madeleine, qui m’avoua dans le creux de l’oreille, elle était
rouge pivoine, qu’elle avait honte.

Le mot de honte. Ce petit mot de cinq lettres dans la bouche de Madeleine me fit l’effet d’un poignard. Mais un poignard à double tranchant, j’avais à la fois mal pour Madeleine, mais aussi pour Nathan.

Pendant le trajet du retour, Madeleine s’est endormie, et Nathan me tenait la main que je lui tendais. On faisait le crochet, comme nous faisons toujours quand nous sommes en paix. Il était calme. Et mignon. De cette beauté que l’on envie sur les autres enfants pour ses propres enfants. Mais cela ne parvenait pas à me faire oublier le mot de la honte.

Arrivés à Fontenay, Anne et Madeleine étaient heureuses de se revoir. Adèle extatique de revoir Madeleine. Puis les jeux reprirent entre les enfants dans le jardin. Je racontai l’histoire de la honte de Madeleine et cela fit pleurer Anne. Les yeux
rougis elle m’avoua qu’à elle aussi, de temps en temps, Nathan faisait honte. Je me suis dit même Anne. Et contrairement à ce qu’Anne avait l’air d’éprouver, je me suis senti soulagé, je n’étais plus seul à avoir honte de temps en temps.

Honte de cet enfant, de notre enfant, dont le comportement est tellement erratique de temps en temps. Honte qu’il ne puisse jouer comme les autres, obéir comme les autres, et même si les "autres" justement ne m’ont jamais intéressé. C’est terrible ce sentiment de honte parce qu’il salit tout le monde, il salit celui qui ressent la honte, celui qui inspire la honte et ceux devant qui la honte est ressentie. Mais avoir honte de son enfant. Avoir honte de Nathan. Comment est-ce possible ? J’ai honte de moi-même.

 
honte et ceux devant qui la honte est ressentie. Mais avoir honte de son enfant. Avoir honte de Nathan. Comment est-ce possible ? J’ai honte de moi-même

Philippe de Jonckheere

Des mots qui résonnent avec ceux du Tiroir à cheveux, bien sûr :

"J’ai honte de son corps tout tordu. J’ai tellement honte que je n’arrive pas à être triste.

J’essaie de le faire tenir sur la poussette, je l’attache serré avec le harnais de spéléo, mais son torse et ses épaules et sa nuque, sa tête, retombent par côté. Je coince ses pieds sur le rebord, juste au-dessus des roues. Il grogne un peu. Je m’énerve en voyant ses yeux en l’air, ses yeux toujours gardés par les nuages, aujourd’hui il n’y a pas de nuages, alors regarde-moi, Pierre, mais laisse-toi faire, écoute, tiens-toi droit, regarde-moi, mais regarde-moi. Je m’empêche de crier."

(une dizaine de fois dans le livre, quelqu'un a honte de ce gosse)

Et en lisant les mots de Philippe de Jonckheere, soudain les choses me semblent inversées : et si c'était Nathan, qui parlait (avec son corps) à la place de l'écriture de son père ? Je ne veux pas dire : ce gosse est autiste parce que son père écrit, non, pas du tout (et Bruno Bettelheim a assez fait de mal comme ça). Ce que je veux dire c'est quelque chose comme : et si cette parole allait plus loin dans l'écriture, dans l'écriture du corps, dans l'écriture tout court, ou tout du moins dans la parole. Combien de gestes déplacés n'osons-nous pas faire ? Combien de phrases non écritures par pudeur ? Combien de pantalons bien fermés ? Combien de postures de travers redressées ? Ou encore : qu'est-ce que c'est se tenir mal ? Qu'est-ce que c'est que mal écrire ?

Qu'on ne se méprenne pas : je suis très très sceptique quant à "l'art brut" et autres "catégories" restrictives et maladroites. Je voulais juste dire ça :

et si l'on écrivait non pour donner la parole à par exemple un enfant "handicapé" (certains n'en ont au combien pas besoin) mais si on écrivait juste parce qu'on est remué par leur écriture, l'écriture de leur corps, leurs gestes incohérents, déplacés, leur "mal se tenir"...




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