de mère en fille


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Elle se met souvent tout contre moi, la tête dans mon ventre, et puis elle s’écarte un peu pour me regarder. On a toutes les deux ce bleu aux yeux, celui des amoureux et des ecchymoses, on a cette même couleur des blessures revenues : des tâches violettes qui remontent à la surface de la peau. Toujours après les coups. Nous deux on est cet ensemble de champs douloureux aux cuisses, au ventre, on est la terre qui a mal de partout, on est cette terre foulée de tous, parcourue de veines poreuses.
Son père s’est traîné sur moi. Il m’a prise en me prenant pour un rivage, son souvenir se traîne encore et ses courants pulsent leurs sordides humeurs entre mes jambes. J’espère que ma fille ne saura jamais par où la douleur file de vague en vague. J’espère que ses lèvres ne seront pas malouvertes.
Dans mes rêves, mes cauchemars, des hommes marchent sur le sable, ils fouillent dedans. Je ris de le voir couler entre leurs doigts. Ils ont foulé chaque jour le sable humide, ils n’ont jamais vu les cicatrices en forme de coquillages écrasés, ces trésors fragiles, nos étoiles violacées. Ils n’ont jamais vu les frontières, ils n’ont jamais su s’arrêter. Ils ont craché des salives urticantes, et se sont retirés en nous traitant de putes. Et ma fille sera une pute aussi, puisque c’est une fille de pute, c’est ce que son père me disait. D’une certaine façon, ce n’est pas faux, parce qu’on a toutes les deux cette indépendance stupéfiante et dédaigneuse des putains. Il fallait bien que ressorte ce maigre venin que l’esprit de ces hommes avait éjaculé en prétextant la beauté des marées.
Elle est belle la mer espérée. Nous le sable, nous le bord de mer, on garde sa bave au chaud. Nous le creux des vagues on retient tous les poisons de ces hommes quand leurs mouvements s’arrêtent et que nos lèvres sont closes. On observe la marée descendre, et remonter en nous. Ce qui se couche alors sous nos hanches est le plus beau des poissons, nacré de salive amniotique, scintillant et sucré.
Moi j’ai des poissons rouges et bleus, aux yeux fermés par des souffrances qui se câlinent. On se serre avec nos douleurs comme ça, mes enfants et moi. Les douleurs les unes contre les autres, pour avoir un peu moins mal.

Pour être chez moi, récit, édition du Rouergue, mars 2002

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