Dzio, la rivière


Mon père gonflait ses poumons pour l’imiter, il devenait Dzio, la rivière. Je riais avec mes dents en moins, ma bouche de petite fille. Elle fait beaucoup de bruit, la rivière de mon père.
Je ne la vois pas encore. La forêt est pleine d’ombres. Je sens la chaleur maintenant. Les ombres nous protègent à peine. Elles troublent la lumière du soleil sans atténuer sa force. Tout ce vert sourd m’étourdit un peu. Mon père a mis un short en jean. Moi j’ai une petite jupe et un tee-shirt bleus, le coton se colle à ma peau. J’ai relevé mes cheveux. Je suis mon père, sa démarche est déterminée. Il se retourne quelquefois pour s’assurer de ma présence. Au lieu de couper à travers les allées de cacaoyers, on a fait ce détour troublant, par la forêt. Je ne sais pas s’il se souvient du chemin, mais il a l’air de savoir où il va. Je crois qu’il trimballe quelque chose dans la tête. Moi je le suis, comme je l’ai suivi jusqu’ici, jusqu’en Afrique, juste en fermant les yeux, et sans me poser de questions.

Arrivés au bord de la rivière, on s’assoit sans parler. Il y a trop de bruit. Je laisse tomber mes jambes dans un trou d’eau, pour me rafraîchir, en agaçant les têtards.
L’eau est rouge et sombre et pourtant lumineuse, comme un intérieur de grotte.

Mon père sort un paquet de cigarettes de sa poche arrière. Il l’ouvre et en attrape une entre ses lèvres, comme un manchot. Ça me faisait rire quand j’étais toute petite. Il fumait en cachette, il mettait un doigt sur ses lèvres pour me faire comprendre que je ne devais pas le répéter. Il souriait. Il mettait ses mains dans son dos, attrapait la cigarette avec la bouche et la fumait tout entière comme ça, sans les mains. Moi je jouais avec lui, j’étais complice. Je passais dans son dos pour lui tenir les mains, je mettais ma tête sur son épaule gauche et je l'embrassais dans le cou. La fumée me venait dans le visage, je trouvais l’odeur agréable. Je me sentais pourtant coupable, je comprenais que ce n’était pas bien, de fumer, de mentir, ma mère le disait, et c’était tellement bon en même temps, humer le relent parfumé du souffle de mon père, tout contre lui, à la fois inquiète et rassurée. C’était bon de mentir à ma mère.
Je regarde mon père finir sa cigarette, on est en train de faire encore la même chose, lui mentir, la trahir. Je ne sais plus si c’est vraiment bon. Il est si beau mon père. J’aime ses moments où tout s’inverse. Mon père enfin déraisonnable. Ma mère absente. Ma mère, ma peur.

Mon père se tourne vers moi, ses yeux ont leur belle couleur violette, profonde. Ses paupières tombent un peu. Je vois son âge avancé dans l’ombre qu’elles portent jusqu’à moi. Une plainte toute douce au milieu du vacarme de l’eau ramène mon regard de l’autre côté. Je vois le soui-manga frétiller, ébrouer ses couleurs, juste au-dessus de nous. Il se calme soudain, s’immobilise, on dirait qu’il vérifie la frêle ossature de ses ailes, sa tête minuscule vers l’arrière, il bouge un tout petit peu, secoue son corps, soulève ses petites pattes. Quand il s’envole, j’ai l’impression que son mouvement s’imprime sur celui qui m’oblige à respirer. Je sens mes côtes se soulever en même temps qu’il bat des ailes, très vite. Il me semble étouffer dans son envol, et mon souffle s’emballer dans un étranglement de lumières. L’oiseau n’est déjà plus qu’un point brillant à l’autre bord de la rivière. Je ne savais pas que les colibris prenaient appui sur nos inspirations, pour s’en aller plus loin.

Je voudrais nager un peu, plonger, me laisser submerger, mais l’eau n’est pas assez profonde. Le courant doit être assez fort pour m’emporter. Mais jusqu’où ? Je voudrais me noyer. La rivière est tellement bruyante qu’on ne devrait même pas entendre le « plouf ». Tellement bruyante. Je mets ma tête dans mes bras.
Je n’entends même plus respirer la rivière. Je ne sens plus l’eau pressée, serrée autour de mes chevilles, l’engourdissement de mes pieds dans la vase au fond. Je ne sens plus la chaleur étouffante, ma poitrine écrabouillée. Les abords de la forêt toute proche ne ramènent que des souffles inodores. Je ne vois plus aucune couleur autour de moi. Je me lève brusquement, mais rien ne bouge. J’ai mal à cette terre qui n’est pourtant pas la mienne. Je voudrais partir. Le pays de mon père est sans couleur, sans odeur, sans bruit. Mon père, mon silence.

Mon père ressemble à sa fille, une fille à ses côtés. Il m’a fait rasseoir, il essaie de me retenir en maintenant mes bras de ses mains. Ses doigts étranglent ma peau. Je ne sais pas s’il essaie de m’asservir, ou de me protéger. Ses yeux sont à la poursuite des miens. Ils sont grossis par la violence, mais son regard est calme, et tout ce calme m’intimide.

Ta mère, on ne peut plus rien pour elle. Il faut oublier, pas oublier complètement, mais si, un peu.

Mon père est debout et me tend la main pour que je me lève aussi. Je ne la prends pas.

La forêt du Kaba est soudain à nouveau pleine de bruits dont je ne connais pas l’origine. Je n’arrive plus à réfléchir. Mon père a laissé tomber sa main. Il me tourne le dos. Je sens une peur monter en moi, une peur dont je n’ai pas l’habitude. Rien à voir avec la peur de ma mère. Mes pensées me portent. Je me laisse faire. Je ne peux plus les contrôler, les organiser, leur donner du sens. Elles m’offrent le vertige.

L’eau paraît ne pas bouger. Sur elle, rien ne se reflète. Elle est griffée par endroits, je vois sur sa peau apparaître et disparaître les traces des araignées. Les libellules se froissent dans les herbes hautes. J’aime leur bleu variable. La rivière reprend son mouvement d’eau vive, et toutes ses couleurs. Tout me semble troublé, troublant, au bord de cette rivière. Dzio. Mon père.

Pas devant les gens, Ed. de La Martinière, fév.2004

red de 15 AVRIL 2006 PIERROTBATHROOM (273)

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