le type de la route
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Tous ceux qui prennent la route Aubenas/Privas le connaissent. Il y passe ses journées, été comme hiver, au bord de cette route.
Il a inspiré le personnage du "type de la route" des Adolescents troglodytes.
I
l est comme on dit "pas tranquille", d'une autre intranquillité sans doute que celle de l'homme qui dormait dans ses ombres.
Mais surtout, je me demande par quel miracle, il est encore vivant...
Parce qu'il ne se tient pas toujours sur le muret, Il est souvent juste adossé à la glissière de "sécurité", mais côté route.
Les jours où je ne le vois pas, je suis toujours inquiète. Et puis il réapparaît la semaine d'après...

Et le type, Adèle, le type, tu crois qu'il sera là cette année ? Je regarde Sébastien dans le rétro. Il est le seul double redoublant du collège, il se rappelle la toute première grande déviation, et je vois ses yeux prendre une place énorme dans son visage.
On avait vu le type après le premier gros effondrement de falaise il y a plus de cinq ans. A l'époque les pompiers ont bien parlé d'un mort dans sa voiture, mais ils ne l'ont jamais retrouvé, sauf des bouts de carrosserie, des semaines, des mois après, émiéttés comme du mica dans la masse rocheuse. Je devais descendre très bas sous le plateau, et prendre sur plusieurs kilomètres une route large et pourtant coincée dans les montagnes, une trois voies en lacets. Au retour du collège, dans un virage, un virage précis et toujours le même, vers six heures du soir, il y avait un homme, les reins appuyés contre la glissière de sécurité, qui se tenait en danger côté route, toujours vers six heures et toujours dans la même position. Il regardait devant lui, légèrement vers la gauche. On n'avait pas le temps au passage de bien l'observer, mais comme il était là tout les jours même heure même virage, on avait cette étrange possibilité de le regarder par bouts, un morceau du personnage chaque jour, jusqu'à connaitre par coeur ses habits, immuables, son âge incertain mais au moins cinquantenaire, sa position abrutie, son regard suicidaire protégé par un passe-montagne usé.

Personne ne le connaissait sur le plateau, il devait être d'en bas, il devait remonter un peu en fin d'après-midi et se caler contre la glissière pour attendre on ne savait qui on ne savait quoi. D' ailleurs on a tout supposé. Les enchères narratives étaient ouvertes dès le matin. Les petits (dont Sébastien) voulaient que ce soit le type disparu dans l'effondrement. Les grands avaient cette réponse juste et absurde, que c'était impossible, puisque la falaise avait cédé tout en haut, et nous, on était tout en bas (alors, comment il aurait pu descendre?). Dès le matin on se demandait pourquoi, comment, et surtout est-ce qu'il sera là ce soir. Et tous les soirs les élèves montaient dans la navette sans rien dire jusqu'au virage. Sans rien dire ça voulait dire en chuchotant plein de choses, mais à voix très basse, comme pour ne pas gâcher le sort, l'histoire, la rencontre quotidienne et extraordinaire.
Un jour l'homme n'était plus là, mais dans le vide de sa place il y avait, bien visible (Adèle t'es témoin), un creux dans la glissière. Mes ados d'alors ont mis leurs parents dans le coup, ils ont cherché des infos tout le week-end suivant, et moi aussi, on a téléphoné aux hôpitaux d'en bas, aux pompiers d'en haut, mais rien qui pouvait correspondre. Un grand avait alors conclu il a dû changer ses horaires, et cette explication nous avait curieusement suffit.

Je fais taire l'excitation provoquée par la question de Sébastien (quel type, c'est quoi ce délire Adèle?). Non, la déviation n'est pas la même, on va pas descendre si bas. On prend pas la nationale, mais non sinon il aurait fallu partir encore plus tôt, tu te souviens bien. Dommage. Et puis tu sais bien qu'y avait plus que le creux. Ouais c'est triste.


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