l'homme dans ses ombres endormi sur un siège de ma voiture bleue
10Jul06 | pieds
En mai dernier, je suis descendue du plateau pour rencontrer des lecteurs à Montagnac.
Mais en y allant, j'ai fait une autre rencontre, une rencontre avant la rencontre. Je la raconte au présent : elle l'est encore, très présente.
Je descends du plateau. Il commence à faire chaud dès que je me retrouve "en bas". Il me faut traverser l'Ardèche méridionale, une bonne partie du Gard et un peu d'Hérault. Je n'aime pas ce Sud collant, je le connais bien, j'en ai même des bons souvenirs, mais je n'en garde aucune confiance.
La chaleur me fait ouvrir les fenêtres (pas de clim dans ma voiture bleue pour des raisons écos : nomiques et logiques).
Dans la chaleur à mi-parcours je vois un type, un clodo, assis contre une petite barrière de sécurité, recroquevillé et le pouce levé au cas où (l'air résigné. Je m'arrête. Il veut aller à Montpellier (ok je vous prends, je passe pas loin, mais hors de question que je rentre DANS Montpellier, je vous laisserai avant ou après).
Il s'assoit. Il est sale, il pue, il a un visage mangé de poils et de cheveux et sous eux un drôle d'air angélique, très, très doux et blanc cassé. Un blanc cassé pas terne, plutôt comme une lumière atténuée par les ombres des poils qui la recouvrent. Il ne veut pas mettre son gros sac à l'arrière car ça lui fait un appui (il se cale dessus, se cache derrière). On se met à parler et je m'habitue à son odeur mélangée à celles du dehors qui nous parviennent par les fenêtres ouvertes (je ne prends que des petites routes, ça sent la vigne, les marchés, les gens et la poussière).
Il est à la recherche de sa mère. Il parle, parle, parle, mais attend mes questions avant de laisser couler ses mots, comme hémorragiques. Une question, une coulée. Silence en attente. Une autre question, et ça coule à nouveau. Il m'explique sa solitude sans s'en plaindre. Personne ne le prend en stop, personne ne lui parle, jamais, depuis des années qu'il l'a cherche, sa mère, sur la route, à pied, dans le Sud. Alors je les lui pose, les questions qu'il attend.
Comment vous savez que vos parents ne sont pas les "vrais" ? Que votre mère habite dans le Sud ? Quel âge aurait-elle maintenant ? Sait-elle qui vous êtes ? Et l'autre, votre mère "adoptive" elle sait où vous êtes, que vous n'avez pas de maison ? Qui était votre père ?
Il continue d'une voix très calme, à parler, parler, parler. Il est originaire d'une très grande famille russe (peut-être polonaise). Des Russes blancs. Il en sûr, parce qu'il l'a vu dans des tableaux du 19ème siècle. C'est aussi dans ces tableaux qu'il a vu comment cette famille noble a émigré vers le Sud. Alors il me décrit les tableaux, insiste sur Caillebotte et sa lumière spectrale, sur le mensonge de la lumière (en particulier chez les impressionnistes, tous des menteurs) : elle est fausse, m'explique-t-il.
Il me parle encore de Caillebotte, des ombres en vrai et de la lumière en faux dans ses tableaux. Je le suis dans ses singulières explications. On discute de cette lumière artificielle.. C'est la première fois que je parle avec quelqu'un de cette façon sur la peinture du 19ème, et ce qu'il en dit est assez surprenant et pas bête du tout. On en revient à sa famille. J'ai bien vu qu'il était "pas tranquille" comme on dit. Parfois ses yeux sombres me regardent si intensément, ils me demandent tellement, tellement je ne sais quoi, que je me dis, quand même, c'est pas prudent. Mais il semble être si calme dans son intranquillité.
Son discours a la cohérence d'une plainte d'enfant blessé. Je le reprends, je pose les questions à l'envers et lui demande : mais votre "fausse" mère, elle vous a porté, nourri, et même, même, elle vous avait peut-être dans son ventre (il acquiesce), alors il faut lui dire, que vous êtes pas son fils, parce que, elle, comme elle vous a porté dans son ventre, qu'elle a accouché de vous, elle croît que vous êtes son fils, vous comprenez ?
Oui il comprend. Mais. Tant pis. Tant pis pour elle. Parce que. Quand on est une mère, on ne change pas de comportement quand vous avez dix ans, comme ça, tout d'un coup. Alors il raconte les brimades, les humiliations, les coups (pas les coups physiques, oh ça c'est rien, c'est pas ce qui fait le plus mal), reçus à partir de l'âge de dix ans. Les soeurs qui font rien (parce que c'est des fausses). Le père qui est mort juste avant tout ça (sauf que c'était faux ça aussi, il a bien vu que l'enterrement, tout ça, c'était tout un stratagème pour lui faire croire à sa mort, mais il est là, quelque part, ce faux père, il l'observe). Par contre, si ses faux parents se sont bien occupés de lui jusqu'à dix ans, c'est parce qu'on le leur avait demandé. On leur avait donné à élever cet héritier de grand famille de russes blancs. Il doit être l'enfant de gens très importants, sinon, les faux parents auraient été méchants avec lui dès le début. Voilà. Tout s'explique. Et il me regarde en souriant d'avoir trouvé une explication à l'inexplicable. Il me sourit très longtemps.
Je suis en retard pour la rencontre (l'autre rencontre) alors je lui demande si ça ne le gêne pas, de prendre un peu l'autoroute. Il me dit non et dès que la vitesse augmente, il s'endort. Il s' endort contre son gros sac sale. Le bruit de l'autoroute est insupportable, le vent de chaleur par la fenêtre très pénible, mais il dort, dans son ombre de poils et de cheveux, dans son odeur que je commence à trouver pas agréable non, mais je sais pas, attachante. Elle me berce à moi aussi, je ne m'endors pas mais je me sens bien à la respirer par à-coups. Je le regarde, lui il respire sans bruit, comme un bébé de quarante ans. Il dort dans ses ombres, ses souvenirs, les faux, les vrais. Il a l'air si tranquille. Je le réveille avant Montpellier. Il s'agace, non, je veux pas descendre, emmenez-moi le plus loin possible. Il se rendort, reprend son air d'une sérénité incroyable, pleine de ces ombres chaudes, rassurantes sans doute. Je le réveille encore avant d'arriver à Montagnac. Il descend et me dit merci.
Le lendemain je le croise de l'autre côté de la 113, marchant sur le côté gauche de la route sans faire du stop, la tête penchée vers l'asphalte, le dos caché et courbé par son grand sac.
Je m'en veux de l'avoir laissé. Je sais que parler lui a fait beaucoup de bien, et qu'il a toute sa vie pour rechercher une autre mère, mais de le voir si baissé maintenant m'inquiète*. Je me dis qu'avec tous ces vieux tout seuls dans le Sud, c'est trop bête. Il faudrait que je trouve une vieille fada, que je la persuade d'être une grande dame de la blanche Russie, petite-fille de tsar, tiens, la fille d'Anastasia, et qu'elle-même a eu un fils, sans le savoir, oui, il y a une quarantaine d'années, il vous cherche, quelque part sur la 113. Et faire qu'ils se rencontrent.
* Mon mari m'a dit, celui-là, il va se retrouver dans un livre. Oui, peut-être, mais quand même, ça ne suffit pas.
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