Il y a quelques jours j’ai fait un petit voyage dans les Cévennes de mon enfance pour recueillir de la “matière à écrire“.
J’avais rendez-vous avec Jean-François Lalfert, castanéïculteur à Thines, qui a accepté de me parler de son métier et de me faire visiter sa châtaigneraie aux filets retroussés sous les arbres, puis son atelier, prenant le temps de m’expliquer les transformations de ces dernières années, de me montrer ses ébogueuses, son séchoir moderne et ”maison“ remplaçant les clèdes, et tout un tas de machines pour transformer le fruit : pré-sécher, sécher, apertiser.
Loading...
Tous ces détails (les peaux, les filets, les bogues) sont des mots, des couleurs, des odeurs et du toucher dont j’ai besoin pour Les Mains gamines. J’ai prévenu Jean-François : ce n’est pas un livre sur la châtaigne, ce n’est pas un roman de terroir non plus. Il y a une castanéïcultrice dans mon livre et son activité me sert d’appui, mais le vrai sujet du livre n’est pas là, et les châtaignes, mais aussi les vers à soie, sont à la fois métaphoriques et détournés. Pour faire simple, et direct, je le préviens que le noeud du roman est le souvenir de ce qu’on peut appeler un ”viol en réunion“. Il me répond : ”vous faites tout ce que vous voulez avec mon témoignage, sauf du commercial“. Alors ça devrait aller…
Je reprends le texte sur les sexes protégés. Elle a mis des vers à soie dans les poils de son pubis pré adolescent. Des poils comme du duvet. Elle décrit ça d’une façon qu’on a envie de caresser, et la soie et les poils, mais tout doucement, sans déchirer cet hymen improbable, cette virginité de magnanerie. Les petites lèvres sont enrobées dans un cocon et la chenille bouge à l’intérieur, inaccessible et si près pourtant. Il lui faut quatre jours pour tisser. Elle raconte comment uriner imperceptiblement, goutte à goutte. Éviter d’aller à la selle. Ne pas bouger. Ne pas trop ouvrir les cuisses.
Ma femme de ménage est complètement barge. Désespérée. Seule. Ignoble.
Les autres images, ce sont les sexes-bogues, aux piquants rétractiles qui s’hérissent lorsqu’on écarte les cuisses, avec une châtaigne de lait comme une amande défendue, qu’aucune main n’éboguera.
Puis vient le regret obsédant, celui de n’avoir pas été cousue avant la puberté. Tout une partie des carnets est obnubilée par des désirs poétisés d’infibulation et je ne suis pas bien sûre qu’ils soient légitimés. Elle me fait peur.
Les Mains gamines, texte en cours d’écriture.
Une fois descendue dans les châtaigneraies du bas de l’Ardèche, je n’avais plus que quelques kilomètres à faire pour rendre la visite à Philippe dans sa maison des Cévennes, où nous avons passé quelques jours. Philippe nous a conduit à La Soleilhade, et moi j’avais vraiment du mal à supporter la chaleur, mais au bord de la Cèze c’était frais et c’était vraiment jouissif de voir les enfants jouer entre eux, Paul et Adèle réunis. Je me retrouvais dans le bloc-notes d’il y a un an, et je me disais que ce moment passé ensemble serait sans doute à son tour dedans, à la sauce de Philippe (à ce propos Anne nous a parlé de son intention de faire un contre-bloc notes, ah oui !).
Sauf que ce n’est pas pareil. On s’est rencontrés sur le net, Philippe et moi, mais notre rencontre hors ordi n’a pas été la même : la première différence est que j’ai rencontré Anne, Nathan, Madeleine, Adèle, Clémence, Julien, et même Anne-Pauline, dont je n’avais vu que des images et du son, avec qui je n’avais jamais ”échangé” comme je l’avais fait avec Philippe par mail. Et de même Sylvère, Lola, Paul et Stéphane sont entrés dans la rencontre. Et voir les lieux en entier, avoir des conversations multiples et riches, parler des vies bien plus compliquées que dans le désordre ou dans des livres…
Etranges croisements pourtant entre l’écriture de mon livre et les lieux de Philippe : la maison de retraite qui me sert de ”modèle“ pour Les mains gamines s’appelle à l’origine l’Ensoleilhade, comme beaucoup dans le sud de la France, et c’est un nom que j’ai à peine modifié. La chaleur y est morbide et délétère.
Aujourd’hui particulièrement il exagère, le soleil, parce qu’on ne peut même pas ouvrir les vitres, à cause des travaux de l’escalier, et ni mettre la clim, parce qu’elle est en panne.
Je transpire devant la porte fenêtre, les bas me collent.
Je me souviens d’elle à dix ans, j’y ai pensé, tout à l’heure, quand elle est venue me lever de la sieste. Elle avait encore sur la main l’odeur du basilic effrité la veille sur la salade de ses patrons, et tout ce que j’ai trouvé à penser, c’était à son corps de dix ans. Les seins déjà pleins, bien avant les rosiers, et les hanches encore étroites.
Maintenant devant la porte-fenêtre et les jambes moites, je me souviens des garçons.
(…)
Elle, c’est la seule qui ne lève pas la main, et c’est la seule qui caresse, au lever de la sieste. Sa main est un peu froide comme une promesse d’hiver en plein été. Elle la passe sur ma peau toute sèche. Elle prend un peu de crème, et soulage où ça craque.
L’ouvrier de tout à l’heure a des bavures sombres sous les yeux et dans le cou, violettes, rouges, bordeaux, il porte sa mort comme un rimmel, un collier, ses salissures sont semblables aux taches qui coulent du front sous les yeux, du visage jusqu’au cou après la mort, les lividités, ça s’appelle.
Les Mains gamines, texte en cours d’écriture.
En réalité tout ce que je fais en ce moment est dévié, associé à ce livre, tout comme je tentais de faire comprendre à Philippe qu’il vivait en pensant, consciemment ou pas, à la restitution de bouts de cette vie sur le net, et que c’était ça, aussi, écrire, et que c’était bien triste à y songer, bien maniaque, handicapant. Qu’une vie cadrée, c’est pas de la vie vraiment. Qu’on était à côté de notre vie, on était constamment au bord, jamais vraiment dedans.