Pas devant les gens
2846751072.08.MZZZZZZZ


Pas devant les gens, roman, La Martinière textes, février 2004

Le vrai titre de ce livre est
La rivière, la rivière.


La seule presse papier de ce livre a été une critique pas très enchantée de "Marie-Claire", vous trouverez donc dans cette page des articles où il n'est pas question d'un livre précis, mais de tous les livres, donc où il est donc question un peu de celui-là...

art sud, avril 2006 :

Emmanuelle Pagano a publié trois livres : Pour être chez moi sous le pseudonyme d’Emma Schaak en 2002, Pas devant les gens en 2004 et Le Tiroir à cheveux en 2005. Un quatrième, Les Adolescents troglodytes, va bientôt paraître chez le même éditeur (P.O.L. ) que celui du précédent ouvrage. Une première ressemblance entre les trois livres est frappante : leur brièveté. Ils comptent respectivement quatre-vingt-treize, cent dix et cent trente-six pages. Ils peuvent ainsi être lus d’une traite, moins comme des romans que comme des récits. L’écriture et la stratégie narrative en sont bien sûr la cause première : dans chaque livre, quelqu’un, un « je » parle/écrit une histoire, la sienne, ou celle de quelqu’un d’autre, une existence quotidienne quoi qu’il en soit, filtrée par toutes sortes de perceptions, sensations, visions ordinaires ou étranges. Ce « je » est plus ou moins identifié, il n’a pas de nom, pas de visage, pas d’apparence mais il a un corps, corps de fille pour le dire vite, en toute probabilité corps d’Emmanuelle Pagano revécu en imagination, soit dans son corps propre, soit dans le corps d’une autre fille. L’écrivain dit en effet de son premier livre qu’il « est un récit sous une forme autobiographique », que les deux autres sont « des romans » dans lesquels elle met « beaucoup plus de [s]on intimité ». Entre les trois, l’auteur dessine en fait un territoire, compose une cartographie d’un pays à la fois lointain et proche, rare et familier. Elle en est une habitante parmi d’autres – et les autres sont les parents, les voisins, les enfants, elle en est aussi bien la seule habitante. Certains endroits de ce pays sont des lieux géographiques dans lesquels s’enracine, bien sûr, la prise de corps par Emmanuelle Pagano de son existence d’écrivain. Elle en donne un exemple saisissant quand elle commente son nom de jeune fille (Pagano est son nom de femme mariée), qui se trouve être celui d’un village du Languedoc. « Mon nom signifie quelque chose comme ”caillou”, quelque chose de sec, mais où l’eau est passée, de dur, cela me correspond bien ». Mais aussi, quand je lui ai demandé si elle parle du sud ou du midi dans ses livres, elle a répondu : « J’écris, j’invente le froid et l’altitude, ce peut être au sud du moment que c’est à l’écart, en haut. Quand mes histoires se passent dans le midi, je ne l’invente pas : il interagit presque avec moi ».

Alors, terroir ou territoire ? Espace circonscrit à un groupe de gens ou espace humain ouvert ? La réponse d’E. Pagano est claire. Son travail d’écrivain a deux sources : le corps,
son corps qui lui « est un problème, dont elle n’est « pas encore revenue » et le lieu, le « rapport au lieu ». Cela donne à la deuxième page de son premier livre : « Je surveillerai les saisons. Les hivers seront brefs, comme toujours vite passés. L’été, arrogant et large, reviendra aussitôt, et je serai résignée à me déshabiller pour le supporter, patiente, grimaçante et nue » (Pour Être chez moi, p. 10). Deuxième page de son deuxième livre : « L’hiver est anesthésiant. La mer si proche engourdit mon corps. Sa fraîcheur toute poisseuse amortit mes remords, le grand bruit en moi, elle change et ralentit mes pensées, mais elle ne touche pas à ma peur » (Pas devant les gens, p. 8). Son quatrième roman, tout juste achevé, inédit, noue encore plus systématiquement la question du corps et celle du lieu, en en faisant l’enjeu d’une structure narrative et d’une figure quasiment unifiées qu’Emmanuelle Pagano présente ainsi : « l’histoire est tressée par des mouvements latéraux : horizontaux sur un plateau (la narratrice est conductrice de navette scolaire) et des mouvements verticaux sur les parois rocheuses qui tiennent ce plateau (son frère est travailleur sur cordes). Dans ce tissu de va-et-vient de l’écriture, de la mémoire, il y a la construction de ce lieu à l’écart, un plateau qui s’oppose à tout ce qui est ”en bas”, et qui peut être le sud ». Le Tiroir à cheveux propose une autre sorte de territoire corporel : « J’aime les cheveux, même gras, rêches, épais. Mats, soyeux, souples au toucher, moites. J’aime toucher les cheveux. Regarder de près leurs formes, leurs couleurs, leurs textures. Et m’approcher des têtes, par derrière, par côté. J’aime surprendre les mouvements des mèches. Les renifler » (pp. 9-10). Il est à noter ici que l’écrivain ne sait rien, ou ne veut rien savoir, des cheveux bruns ou blonds, châtains ou noirs, raides ou frisés, mais son personnage, une apprentie coiffeuse, parle des « formes », des « couleurs » et des « textures » comme autant de points d’ancrage et d’immersion dans un monde qu’humaniseraient les cheveux, qu’ils rendraient désirable en tous cas.

Voilà pour la petite musique qui parcourt et anime la littérature d’Emmanuelle Pagano comme autant de vaisseaux (capillaires y compris) irriguent le corps. Sur ce substrat quelque chose d’autre s’élève : des voix. Chaque texte est accordé en effet à la parole d’une narratrice. À chaque fois jeune fille ou jeune femme. À chaque fois à la marge, avec des parents, une mère qui
« baise le plus souvent possible pour se souvenir de son corps, parce que sa conscience de soi s’effiloche » ; un père qui « essaie peut-être de retenir la vie de [la] mère qui file à toute vitesse », qui « renvoie sa fatigue au lendemain » alors que « le bonheur affole les gestes de [la] mère » (Pas devant les gens, pp. 23-24). À la marge avec des enfants : « mon fils me parle longuement … [Sa voix] a cette tessiture de toujours, de ce qui n’a pas changé. Elle répond juste à ma solitude, fière comme elle, effroyable. Je réfléchis toute la nuit à ce que cette voix contient. Je repasse ses phrases : j’écoute mon fils du soir jusqu’au jour. Le matin, je porte sa sœur mal réveillée sur ma hanche droite. Il fait si chaud ici que j’attends décidée le temps de rentrer chez nous, vers le brouillard et l’altitude » (Pour être chez moi, pp. 92-93). À la marge avec les enfants des autres, par exemple « le fils de la voisine », « un gosse défendu qui bavait et coinçait tout le ciel dans ses yeux » (Le Tiroir à cheveux, 4° de couverture).

Les trois récits d’Emmanuelle Pagano ne sont pourtant pas des monologues intérieurs. Si à chaque fois, revient, lancinante, une histoire de famille dont le lecteur a le loisir de supposer une part de fiction inventée et une part de fiction vraie, l’écrivain installe sa narratrice au milieu de la vie, dans le présent, dans la lumière du monde, celle des gens et celle des lieux. Une libraire de Montpellier a été frappée par cette lumière  dure, nette et déterminée dans laquelle baigne les étranges récits, terriblement intimes et formidablement laconiques d’Emmanuelle Pagano. Leur force d’attraction vient de ce contraste fondamental où s’élabore tout son style littéraire, dans lequel elle jette toute son âme d’écrivain. Cette disposition lui vient sans doute d’une inclination pour les images. Parlant de sa jeunesse, elle « aimait bien – dit-elle - prendre des photos, filmer, [se] construire un regard ». Elle a ainsi été étudiante en cinéma à Montpellier et là, est arrivé ce qui devait arriver : elle s’est « aperçue qu’analyser les films [lui] plaisait plus encore », parce que cela l’a directement amenée à « écrire sur les films », ceux de ses auteurs d’élection, notamment Pasolini, Agnès Merlet, Sandrine Veysset. Quand un jour, elle s’est laissée dire lors de la soutenance d’un mémoire sur
Mauvais Sang de Leos Carax, qu’elle était « un écrivain de cinéma, voire un écrivain tout court », elle a enfin trouvé ce qu’elle énonce étrangement comme « le courage d’écrire publiquement ». Du cinéma, elle est passée à l’agrégation d’Arts Plastiques et depuis plusieurs années elle dispense un enseignement artistique dans un collège de l’Ardèche (note : en Ardèche depuis peu). Elle lit aussi, beaucoup : « plus j’écris, plus je lis. Plus je lis, plus j’ai envie d’écrire ». Elle nomme Jean Giono (Batailles dans la montagne), Jean Genet (« à cause de sa façon de lier l’écriture au corps, et le corps à l’écriture », Elfriede Jelinek (Lust), Eugène Savitzkaya (Marin mon cœur). Il n’est pas indifférent de savoir quel trait unit ces écrivains aux yeux d’Emmanuelle Pagano, leur lectrice : « j’aime surtout les livres que j’ai du mal à lire. Une lecture qui coule, qui va de soi, ne m’intéresse pas (…). Si je ne m’arrête pas à chaque phrase, pour moi, le livre est vide ».

À la lumière de ces quelques éléments biographiques, on entre de plain-pied dans la spécificité littéraire d’Emmanuelle Pagano. C’est la simplicité, le dépouillement, la rudesse, la modestie des mots qui s’attaquent de front à ce qu’ils veulent dire. Pas de dérobade du sens, pas de concession à la beauté facile ou décorative. Un exemple ? Voici:
« Dans la gendarmerie, on n’a pas d’agent de service, on nettoie chaque fin de semaine, ça s’appelle être de corvée. Les gendarmes eux-mêmes s’occupent des poubelles. Petite j’y voyais de la grandeur. Une grandeur toute relative, qui rapetissait très vite avec le fer à repasser, quotidiennement manié par les femmes de gendarmes » (Le Tiroir à cheveux, p. 65). L’écriture de Pagano c’est aussi le plus grand raffinement littéraire dont la simplicité de l’expression est justement le luxe suprême. Comment être plus écrivain, en effet, que celle qui, déjà, terminait ainsi son premier roman : « Si je pouvais à nouveau marcher sous les arbres, je questionnerais encore les odeurs de l’ombre, comme sous les châtaigniers, lorsque les nuits nous gardaient, Joe, mon fils et moi, tous les trois blottis dans leur plainte. Je me demanderais à nouveau si les autres connaissent les sentiments des sous-bois, comme moi, si je fais bien partie du monde » (Pour être chez moi, p. 93) ? Pensée, ardeur, travail, passion, vibration, métier, art, minutie, et tout ce qu’on peut encore dire dans un tel registre font d’Emmanuelle Pagano un écrivain de terroir … Seulement, voilà, son terroir c’est la littérature, l’écriture. Le sud ou le midi, le Languedoc ou le Roussillon, le plateau ardéchois ou la plaine côtière et tout le reste méritent d’être des objets littéraires à la condition qu’un territoire les réunisse et les sublime : c’est le corps, toponyme et topographe littéraires par excellence parce qu’en lui et par lui les pouvoirs de l’abstraction et les sensations matérielles s’échangent et se multiplient, ad infinitum. Chaque lecteur peut en faire l’épreuve : on lit et on relit les phrases d’Emmanuelle Pagano, on ne les épuise pas, elles ne se taisent pas …

Maxime Scheinfeigel. Entretien avec Emmanuelle Pagano, janvier 2006.



Sur internet

Dans "encres vagabondes"

L’envie, après la découverte du Tiroir à cheveux chroniqué il y a quelque temps sur ce site, d’en savoir plus sur cet auteur et de retrouver le plaisir pris la première fois à s’immerger dans cet univers personnel m’a conduit à ouvrir Pas devant les gens, publié en 2004. 

Je n’ai pas été déçue, celui-ci est de la même veine et de la même qualité. On est bien là devant un véritable écrivain avec sa musique toute singulière, son ton personnel très fort et ses personnages bien campés aux prises avec les difficultés de notre monde. 

Une fois encore l’héroïne est une adolescente et le drame rôde dans la famille, habillé avec les frusques de la folie de la mère. Beaucoup d’amour dans tout cela, peu de violence mais un vide, un désespoir non nommé où le délire s’est immiscé. 

Mère à la dérive, enfermée dans son délire destructeur ; fille spectatrice et narratrice, ballottée entre l’amour, la volonté de nier la réalité, l’appétit de vie et la révolte ; père fatigué, séducteur détruit mais aimant, qui tente de maintenir l’équilibre entre la vie extérieure et la tourmente imminente ; chacun joue sa partition en totale bonne volonté et avec ses moyens. Et on assiste à la dégringolade de la malade, à l’inquiétude quasi-maternante de l’enfant à l’égard de la mère et à la distance attentive du père, tout cela de l’intérieur mais sans pathos et sans voyeurisme. 

Les protagonistes se croisent dans le petit pavillon hanté, chacun muré dans sa logique de survie, étrangement happé par le drame. Mais comme dans Le tiroir à cheveux la vie lutte et gagne. 

Aux terreurs, à l’incompréhension ou à la révolte du début du roman « A force de vivre dans ma mère je n’envisage même plus un espace ailleurs, un espace à moi. Quand j’étais toute petite, ma mère avait les yeux pleins de soleil, ses pensées m’éblouissaient. Je fermais les paupières parfois pour penser à moi, à mes jeux, mes copines, mes amoureux. Et c’était la nuit soudain. J’avais trop peur dans cette nuit, je courais vers les bras tendus de ma mère, je me vautrais dans son jour rassurant. » «  Il [le père] ne sait pas. Il se cherche, il cherche une suite à sa vie. Il lit le journal chaque jour. Il prend bien soin de lui-même et surtout de son apparence. […] J’ai demandé à ma mère s’il avait toujours été maniaque comme ça. Je crois que mon père a toujours été vieux. Aimer l’épuise, il garde et range sa peine, il pose ses souffrances sur une étagère. Il les regarde de temps en temps, sans faire l’effort d’enlever la poussière. C’est ma mère qui s’en occupe. Du ménage. Des souffrances. » se substituent dans les dernières pages une maturité et un espoir : «  Je pèse mes remords, mes souvenirs, mes nouveaux désirs, je me demande ce qui est le plus lourd, le plus important, le plus fragile. Mon père ou ma mère, mon avenir, mon passé tout frais, mon amour, mon pays, quel pays ? J’ai besoin de ma mère, mais je suis soulagée de son absence. Mon père a besoin de moi, c’est ce qu’il dit, mais ce n’est peut-être pas vrai. […] Il me tend la main et m’aide à me lever. C’est peut-être moi qui ai besoin de lui ». La tempête est passée, et un rayon de soleil pointe déjà à l’horizon. 

Le ton est juste, l’écriture superbe, les personnages attachants. Bref, une réussite égale à celle du Tiroir à cheveux avec la même sensualité, la même combativité face aux difficultés de la vie, le même respect de l’humain dans sa force et sa fragilité. Un auteur, délibérément, à découvrir et à suivre.

Dominique Baillon-Lalande (03/07/06)